Liberati sur la route du crime

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Dans California Girls qui sort ces jours en librairie, en des pages rendues souvent insoutenables par la crudité des descriptions des sévices infligés par les disciples de Charles Manson, Simon Liberati décrit le road trip de la mort, la balade criminelle qui sonna le glas du Flower Power, et mit fin à l’aventure hippie. Compte rendu.

En cette rentrée littéraire 2016, quarante-sept ans après les faits, deux fictions s’emparent avec un incontestable talent d’un des faits divers, plus exactement d’un des faits de société les plus sordides et énigmatiques de la fin des années 60 : les meurtres commis par la « Famille Manson ». L’assassinat de Gary Hinman le 27 juillet 1969, les meurtres de Sharon Tate, compagne de Polanski, alors enceinte de huit mois, de quatre de ses amis la nuit du 8 au 9 août, ceux de Leno et Rosemary LaBianca, la nuit suivante. Qu’est-ce qui pousse des écrivains à affronter l’horreur à mains nues, à plonger dans une des affaires les plus nébuleuses du siècle précédent ? Nous ne nous pencherons ici que sur California Girls, titre que Simon Liberati reprend à une chanson des Beach Boys, avant de chroniquer ultérieurement The Girls, premier roman de l’américaine Emma Cline paru à La Table Ronde.

Besoin d’exorciser
Après son odyssée dans les sombres recoins d’Hollywood avec Jayne Mansfield 1967, après Eva, vertigineuse descente dans le huis clos entre Eva et sa femme, la photographe Irina Ionesco, Liberati nous livre un hallucinant road trip, ramassé sur les trente-six heures au cours desquelles un certain destin de l’Amérique va basculer, réveillée par l’électrochoc du quintuple meurtre à 10050 Cielo Drive, du double assassinat le jour suivant. Simon Liberati nous parle de son besoin d’exorciser l’impact déflagrant que l’affaire Manson exerça sur son imaginaire, sur son existence quand il avait neuf ans. Les derniers feux du mouvement hippie avant son agonie éclaboussent cette fiction entêtante qui, sondant la question du mal, de l’hallucination, du chaos, des pulsions, agit sur le lecteur comme un acide. De Charles Manson, devenu une icône de la contre-culture, du rock underground, l’on connaît l’hypnose légendaire de son regard de fakir. L’écriture à la fois lyrique et nerveuse de Liberati dégage ce même pouvoir hypnotique, une aura tout en tremblé que nourrissent des interrogations métaphysiques. California Girls appartient à ces livres qui sont hantés. L’aptitude de l’auteur a être réquisitionné, ventriloqué par des spectres était déjà frappante dans son premier livre Anthologie des apparitions et se confirmera dans ses fictions ultérieures.

C’est depuis la mort, depuis les morts de Sharon Tate, de ses amis, depuis la solitude, le malaise, le chaos psychique des jeunes femmes de la Famille qu’il écrit. L’odeur d’une Californie dévorée par les expériences psychédéliques, le voyage au bout de la défonce nous explose au visage dès les premières pages. Au Spahn Ranch, le sorcier Manson règne sur une communauté composée essentiellement de jeunes femmes, de jeunes gens aussi, leur enseignant à se libérer du système, de leur ego, à faire sécession par rapport à une société répressive composée de ceux qu’il appelle des « porcs ». Sous bien des points, les idéaux de Manson sont en phase avec l’utopie du Flower Power : refus du consumérisme, de l’establishment, éloge d’un retour à la vie naturelle, liberté sexuelle, usage intensif des drogues, ouverture aux sagesses de l’Orient, à la spiritualité, communauté des biens, des corps. Grand maître d’un royaume occulte, nouveau Christ démoniaque chargé d’une mission d’épuration dont il a la révélation en écoutant l’album blanc des Beatles, Charles Manson persuade ses girls and boys, Sadie, Katie, Linda, Tex… d’œuvrer à l’apocalypse afin de pouvoir faire éclore, au faîte de la guerre, une ère de paix et d’amour.

Liberati nous emmène dans la spirale d’un nouveau De Sang froid, sans diabolisation des filles-fleurs défoncées, des adolescentes vénéneuses destroy, sans psychologisation facile. On ne dira pas que la focale se déplace du maître de cérémonie, du maître-à-penser-à-tuer, grand commanditaire du Helter Skelter, vers ses exécutrices et exécuteurs, ses officants envoûtés. C’est plutôt le lien ombilical malade qui relie des jeunes gens vulnérables, paumés, à leur mentor qui est interrogé. Un lien pathologique dans une Amérique en proie à d’autres folies non moins meurtrières : la guerre du Vietnam, la répression, le contrôle des esprits et des actions sous l’œil de Big Brother, le vide d’une société de consommation dévorée par l’argent, lequel vide engendra par contrecoup le besoin d’une culture alternative, d’une société en marge irriguée par une quête spirituelle, l’Orient, les libérations sous toutes leurs formes. Reposant sur un impressionnant travail de documentations, d’archives, California girls pose le contexte, les contours, les protagonistes de la Famille au fil d’une narration cinématographique, à composantes visuelles, avant de nous acheminer vers le foyer infernal du livre, de l’affaire Manson, les meurtres d’une sauvagerie inouïe de Sharon Tate, de ses amis.

Le Helter Skelter (« pêle-mêle », « désordre ») que « Charlie » dit « The Soul » doit lancer à la face du monde s’inscrit dans une vision racialiste délirante : une troisième Guerre mondiale, la bataille Armageddon de l’Apocalypse doit être déclarée afin de pousser à ses extrémités le combat entre Noirs et Blancs. Le message codé que lui seul a décrypté dans la chanson Helter Skelter des Beatles lui ordonne de tuer des « pigs » blancs et de faire en sorte que les Noirs soient accusés des meurtres. Conduite par le nouveau Christ dans le désert, réfugiée sous terre dans un royaume secret de la vallée de la Mort où vit un peuple albinos doté d’une civilisation avancée, la Famille attendrait la fin de la guerre.

Ford Fairlane
En des pages souvent insoutenables par la crudité des descriptions des sévices infligés par le commando de mansoniens hyperdéfoncés, Tex, Sadie, Katie et Linda le premier soir du 8 août, Tex, Katie, Leslie le deuxième soir, Liberati décrit le road trip de la mort, la balade criminelle qui sonna le glas du Flower Power, qui mit fin à l’aventure hippie. En leur mort, Sharon Tate et les autres victimes de la « secte » signèrent la mort de l’utopie des beatniks. Avec une précision chirurgicale mêlée à de grands mouvements planants, l’auteur campe le vent de folie qui souffla le 8 août au soir. Peu avant 18 heures, la Ford Fairlane 1950 glisse dans la nuit, sans savoir vraiment que, cette nuit-là, l’histoire de l’Amérique va se briser en deux.

Il s’agit de faire rendre l’âme à Terry Melcher, imprésario, manager des Beach Boys, qui a lâché Manson après lui avoir promis de produire ses chansons. Mais pourtant, Charles Manson sait que Terry Melcher ne réside plus au 10050 Cielo Drive, que Sharon Tate et Polanski y ont aménagé. L’itinéraire est scrupuleusement retracé au fur et à mesure que les cocktails chimiques ingérés par le commando leur explosent les neurones, les sens. La voiture s’engouffre dans les « lacets de Simi Hills », prend le Devil’s Slide, traverse « les éclairages urbains de Chatsworth », emprunte l’autoroute 118 actuellement dénommée Ronald Reagan, embrasse l’autoroute 405, prend l’embranchement de Mullholland Drive. La voix de Charlie pénètre dans les cerveaux de ses disciples à distance. C’est elle qui montera des murs, des armes, qui grimpera dans le cerveau des tueurs quand ils défailleront, hésiteront. Manson a le don de prendre possession de leurs esprits même à distance. Prenant une mauvaise direction, Tex Watson, le chauffeur zombie, bourré de LSD, de méthédrine, de STP, fait demi-tour, redescend la 405 vers le sud, sort à Santa Monica Boulevard, remonte vers West Hollywood Drive. L’effet des drogues grandit et s’estompe à la fois. Au fil des pages, Liberati nous décrit la suite du périple satanique. Au croisement de Sunset Boulevard et de Rodeo Drive, la bagnole s’achemine vers Benedict Canyon Drive, serpente dans les collines, s’avance vers la mort, le massacre, le rituel macabre. La descente dans la scène du quintuple crime crée un climat de terreur, à la limite du soutenable. Une écriture au scalpel, un cri d’amour pour Sharon Tate, sa beauté fracassée, des fulgurances visionnaires, le pressentiment de la mort qui ravage Sharon Tate depuis peu, depuis toujours, comme si derrière sa beauté, elle l’appelait… La camarde qui fauche l’empire d’Hollywood en sa face d’ombre composait déjà le climat de Jayne Mansfield 1967 où il auscultait les coulisses d’Hollywood, d’une Amérique qui bascule.

La nuit suivante, la chevauchée funèbre, l’hallucination d’un bad trip reprend. La mission mystique dont Manson charge quelques-uns de ses disciples n’est pas terminée. Le cauchemar psychédélique continue, les drogues qui pulvérisent les nerfs des meurtriers sont rendues par une écriture psychotrope. La voiture conduite par Linda file sur la route 210 vers Pasadena, oblique sur la sortie Rose Bowl, traverse les rues désertes, endormies de South Pasadena, erre longtemps avant de s’engouffrer sur Sunset Boulevard. Au croisement de Vermont, elle monte vers Franklyn et Los Feliz, aborde Griffith Park. 3301 Waverly Drive, le moteur s’éteint, la danse macabre joue son deuxième acte (son troisième en fait, le premier étant celui de l’agonie durant deux jours du professeur de musique Gary Hinman). Un double meurtre du même acabit que ceux de la veille, avec de semblables inscriptions sur les murs, réalisées avec le sang des victimes, déchire la nuit.

Dans le mystère du mal
Hors de tout prisme psychologique, Liberati descend à pas de loup dans le mystère du mal. Comment, pourquoi de très jeunes femmes paumées, en quête d’une autre vie, furent-elles séduites par l’idéal communautaire, l’utopie politico-écologico-sexuelle prônée par Manson (une utopie mâtinée de spiritualités syncrétiques en phase avec l’esprit du Flower Power mais marquée au fer rouge par les illuminations délirantes de Charlie) jusqu’à tuer pour lui ? Secondée par une défonce permanente, la logique paradoxale de Manson hypnotise ses adeptes : tuer les gens, c’est les rendre à la vie. « Mais ce que tu appelles la vie n’est que l’autre nom de la mort. Lis les livres tibétains… […] Toutes les théories de Charlie ne paraissaient à l’époque ni pires ni plus bizarres que celles de beaucoup de chapelles locales. Dans la vaste constellation New Age, elles n’étaient qu’une utopie parmi des centaines d’autres.  — La mort, c’est une hallucination. […] Ton esprit, ton cerveau, ton ego doivent mourir. […] Du pur Charlie ». La force de California Girls vient de ce qu’il laisse ces questions ouvertes, béantes comme le ciel suffocant de Californie. Le livre refermé, l’énigme du passage à l’acte meurtrier commis par des adolescentes envoûtées par leur gourou Charles Manson, tout à la fois illuminé, psychopathe, mégalomane, dealer, hors-la-loi, musicien, sorcier, frappé d’une schize Dr Jekyll et Mister Hyde, végétarien, proche des animaux, des arbres, de l’écologie profonde, étranger aux hommes, reste entier.

Le mouvement de ce livre brillant, somnambule est celui du derviche tourneur, du condor qui tournoie dans l’esprit des Sixties finissantes, dans les cerveaux de jeunes gens embrumés par les hallucinogènes, le speed, la coke. L’auteur parsème sa fiction d’indices troublants, d’hypothèses qui rompent avec la version officielle de l’affaire Manson. « [Charlie Manson] est un agent provocateur.  […] Le gouvernement est inquiet de voir le mouvement hippie se politiser, se rapprocher des Panthers et appeler à l’insoumission au Vietnam. La police l’infiltre avec des provocateurs… ».

On aura cependant un seul regret : que Liberati n’ait pas davantage ouvert les zones d’ombre, déconstruit le mythe d’un Manson démoniaque, qu’il se soit basé sur le dossier du procureur Vincent Bugliosi, un dossier orienté, construit de façon à imposer la légende du Helter Skelter. Derrière l’image officielle d’un Charles Manson satanique, prince du Mal Absolu qui suscite la répulsion la plus totale dans l’opinion publique, la fascination la plus folle chez les mansonlâtres, derrière les crimes de la Famille, il y aurait une autre vérité, une vérité qui dérange, qu’on a voulu et réussi à éluder, à faire taire depuis près de cinquante ans. L’Amérique ne voulait pas du Flower Power. Comme on l’a mentionné, Simon Liberati émet l’hypothèse : le gouvernement aurait instrumentalisé la folie de Manson afin que ses meurtres marquent le coup de grâce des hippies. Manson a servi un plan édicté en haut lieu, lequel plan voulait l’agonie des enfants fleurs L’opération a réussi. La preuve était faite au monde entier : la contre-culture hippie, ses axes fondamentaux, la libération sexuelle, des drogues, l’écologie, l’anticonsumérisme, le rejet du système, de l’American Way of Life, du puritanisme, du travail mènent au cauchemar. L’amour libre accouche du meurtre libre. CQFD. En deux nuits, ceux qui auraient barbouillé de dessins, de rires psychédéliques le dogme du « Tina » (principe de Margareth Thatcher selon lequel il n’y aurait pas d’alternative à son ultralibéralisme, ndlr) ont été réduits au silence, se sont mis à douter de leur proposition d’une autre société. Le meurtre du jeune noir Meredith Hunter par des Hell’s Angels lors du concert des Rolling Stones au festival d’Altamont en Californie quelques mois plus tard, en décembre 1969, précipita le Flower Power dans la tombe. Du pain bénit pour le système…

Nouvelle barbarie
Le vent de folie qui balaya deux nuits californiennes en août 1969 n’aurait pas pour seul signifiant, pour seul nom la Famille Manson, pour seul climat un nihilisme New Age sur fond d’orgies de corps et de came. Derrière le séisme Manson, il y a une Amérique qui tourne la page du Summer of Love, lequel a culbuté dans le Summer of Hate. Le Flower Power remisé aux oubliettes, le Dollars Power a pu fleurir sans entraves, le consumérisme, le néolibéralisme guerrier, belliciste, l’idéologie du Tina, de la politique comme business ont pu déferler. Il fallait tuer dans l’œuf une société alternative. Profitant de l’effroi suscité à juste titre par les crimes odieux de la Famille, une nouvelle barbarie s’est mise en place, discréditant radicalement la philosophie du Flower Power. Dans Vice caché, Thomas Pynchon met en scène le conflit entre la contestation hippie et le ressac du système, cryptant derrière la mort de la contre-culture sous une vague de meurtres la Famille Manson. Nostalgique de l’explosion hippie, Vice caché dépeint le triomphe du conformisme dans les années soixante-dix, la fin de la parenthèse d’une libération des consciences.

Dans quelques brefs passages, l’auteur entend lever, à tout le moins déchirer le voile officiel. On attend aussi d’un écrivain qu’il aille davantage dans les marges de l’histoire dominante, qu’il déconstruise les clichés, à savoir ici les montages idéologiques répandus, assenés depuis un demi-siècle. Non pour soutenir une théorie complotiste mais pour passer derrière le voile d’une affaire que personne ne désire voir élucidée, pour débusquer derrière le fatras grandiloquent d’un Helter Skelterqui méduse l’opinion une autre réalité moins hollywoodienne, moins romanesque : celle d’un sombre trafic de drogue aux mains de la mafia, voire d’une affaire d’espionnage. Sans épouser les hypothèses de l’auteur jusqu’en toutes leurs conséquences, sans acquiescer à toutes ses lames de fond, on se reportera à l’impressionnante enquête menée par Nikolas Schreck, en marge des diktats officiels, dans son Dossier Manson. Mythe et réalité d’un chaman hors-la-loi  paru en 2011, un essai étayé par des pistes solides, une investigation troublante, de nombreux entretiens avec Manson, l’« Antéchrist » incarcéré.

California Girls nous offre un miroir perturbant, celui de nos pulsions, de nos lignes d’inconscient. Il questionne en effet notre rapport trouble, ambivalent à l’horreur, au « continent noir », notre complaisance à nous abreuver d’abîmes, de meurtres qui scintillent dans le sang des victimes alors même qu’en devanture, l’on proclame une révulsion absolue pour la spirale de l’enfer. La langue est magnifique, tantôt aiguisée comme un riff des Beach Boys, tantôt sinueuse comme un lacis de route, plongée dans des questionnements métaphysiques qui déracinent le lecteur.


Simon Liberati, California Girls, Grasset, 2016.
Emma Cline, The Girls, traduit de l’américain par Jean Esch, La Table Ronde, 2016.
Thomas Pynchon, Vice caché, traduit de l’américain par Nicolas Richard, Points, 2015.
Nikolas Schreck, Le Dossier Manson. Mythe et réalité d’un chaman hors-la-loi, traduit de l’américain par David Perez, Camion Noir, 2016.

(Texte : Véronique Bergen / Crédit photo : Marc Charmey)