De l'échelle de Guttman appliquée à l’auto-stop

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Durant 10 ans, Jean-François Xavier Delamarre a conjugé deux passions, la photographie et l’auto-stop. Inconnu du grand public, ses portraits, touchants par leur force naturaliste, laissent transparaître une expérience subtile, fruit non seulement d’un certain regard esthétique, mais aussi d’un immense talent relationnel. Car il en faut, aujourd’hui, pour convaincre un(e) automobiliste de vous emmener, et pour lui faire prendre la pause, dans la foulée.

Roaditude – Jean-François Xavier Delamarre, durant près de 10 ans, vous avez réalisé un travail photographique sur l’auto-stop. Pourtant, vous n’êtes pas un photographe professionnel… Pouvez-vous vous présenter pour nos lecteurs ?
Jean-François Xavier Delamarre – J’ai 43 ans, je suis français, j’ai étudié l’anthropologie, la langue et la civilisation inuit, et la photographie. J’ai commencé le stop au collège parce que le bus tardait, j’ai débuté la photographie à 18 ans lorsque mon père m’a acheté un FM2 tout neuf, et l’idée de photographier les « auto-stoppés » m’est venue vers 26 ans. Lors d’un trajet, un conducteur m’a longuement parlé de sa relation avec sa maîtresse, et j’ai réalisé que je devais conserver une trace de ses confidences.

Je ne suis pas un photographe professionnel mais j’ai toujours travaillé avec des photographes : dans les agences de presse à Paris (notamment, Gamma Rapho) puis en laboratoire professionnel. Je n’ai jamais tenté l’aventure professionnelle, par peur de la rater et j’ai toujours voulu garder ma liberté de prise de vue, et de rythme.

D’où vient votre intérêt pour la photographie, quelles sont vos motivations et vos influences ?
La photographie est un prétexte, au sens où elle doit susciter un discours. J’ai d’ailleurs un texte pour chaque image. La photographie est aussi une miniature, un petit théâtre qui permet de reproduire le monde et de le plier à la manière de chacun.

Mes influences commencent avec le fonds Keystone View Company, qui contient 11 millions d’images de presse de 1917 à 1980 et que j’ai beaucoup parcouru en tant que documentaliste. J’y ai apprécié les vieux procédés comme la stéréoscopie, la chambre, le moyen format, mais aussi le document historique et patrimonial. Ensuite j’ai beaucoup regardé la photographie britannique et américaine des années 1970 avec des photographes comme Stephen Shore, Alec Soth, Andrew Bush, Jeff Brouws, et aussi toute la photographie documentaire et les collections thématiques. J’ai commencé cette série d’auto-stoppés au FM2 en noir et blanc, puis j’ai continué au Rolleifleix, puis je suis passé à la couleur. J’ai même fait des photos à la chambre 4×5 pouces sur pied.

De 2003 à 2013, vous avez donc beaucoup voyagé en auto-stop… Nous pensions que ce n’était plus possible de nos jours ?
Bien sûr que si ! Il faut juste parler aux conducteurs. Souvent les stoppeurs se placent sur des voies d’accélération ou en des lieux d’arrêt difficiles pour les voitures. Il faut se mettre à la place du conducteur et lui faciliter le travail. J’ai beaucoup voyagé sur les nationales car j’aime la marche, les villages à traverser. L’inconvénient, c’est que c’est très long. En 1994, un ami m’a convaincu d’essayer l’autoroute. Depuis je ne fais que cela. Voici la méthode : se placer au niveau du distributeur de tickets et appliquer le principe de l’échelle de Guttman, vous irez ainsi où vous voulez. Ce principe sociologique appliqué aux sondages d’opinion permet d’obtenir une réponse positive chez l’interlocuteur après une ou deux questions induisant des réponses également positives (“Bonjour, vous allez bien en direction de [citer une destination incontournable], “Pourriez-vous m’emmener ?”). Un sourire et une bonne humeur font le reste.

Il existe quelques livres sur le stop, du genre pragmatique en Angleterre, comme Hitch-hikers Manualde Simon Calder, chez Vacation Work (1985). En France, il y a Tôt ou tard, de Décaudin et Revard, aux éditions Pontcerq (2011). Il existe par ailleurs beaucoup de forums Internet, notamment dans les pays slaves où s’organisent des compétitions entre des équipes de stoppeurs sur une distance déterminée.

D’où vous vient cet intérêt pour l’auto-stop ?
Au départ, mon intérêt pour le stop vient de mon envie de bouger sans posséder mon propre moyen de transport. Si je ne peux pas m’acheter une voiture, je peux profiter de celle des autres et donner quelque chose en échange ; souvent, de la conversation. J’aime la liberté, ne pas avoir de contraintes de temps, arriver à destination par mes propres moyens, j’aime les rencontres, la curiosité. Par la suite, mon intérêt s’est déplacé vers la collecte des histoires de vies. J’aimais écouter toutes les histoires. Parfois, passer trois heures avec une personne développant les thèses du Front national, par exemple, pose un problème diplomatique pour le stoppeur. Mais découvrir un commerçant en vins rares à 100 000 euros la bouteille est extraordinaire, rencontrer un illustrateur connu, ou encore un ami de l’écrivain Michel Tournier, que j’ai ainsi rencontré le même jour chez lui est inoubliable. J’ai aimé ces moments, ils m’ont appris à respecter tous types de discours.

Quels types de trajet faisiez-vous, et comment vous y preniez-vous pour convaincre vos chauffeurs de prendre la pose ?
Je faisais des trajets pour rentrer du collège, pour partir en week-end, en vacances, rentrer de soirée. Quand j’ai commencé cette série photo, je faisais beaucoup Paris-Valence par l’autoroute.

Une fois embarqué, j’évoquais mon projet vers le milieu du trajet, d’une façon assez détachée et anecdotique. La photographie était un prolongement du voyage, mais les personnes étaient souvent surprises et acceptaient quasiment tout le temps. Je les dirigeais pour se parquer dans un endroit adéquat, je leur demandais de poser devant la voiture (signe de position sociale) et prenait la photo. Le tout très rapidement. Une fois la personne partie, je prenais quelques notes sur un carnet pour résumer à grands traits la conversation. Par la suite, pour accélérer un peu le projet, j’ai fait un voyage de Paris à Berlin dans l’intention de photographier chaque personne. Le résultat de cet exercice imposé est assez moyen. La magie ne peut venir que du hasard et de la surprise.

Dix ans d’auto-stop, ça forge un homme. Qu’avez-vous retiré de cette expérience ?
Vingt ans, plutôt ! J’en ai retiré un principe : ne jamais faire demi-tour. Et aussi beaucoup d’excitation autour des départs, beaucoup de mental, la nécessité de se forger des certitudes et de la détermination. Il faut se laisser porter par la route et saisir les occasions rapidement. Il faut croire profondément en l’humanité. J’ai fait beaucoup de belles rencontres, recueilli des confidences. J’ai été souvent emmené par des femmes seules qui me disaient que j’étais leur premier stoppeur, cela grâce au principe de l’échelle de Guttman.

Une route en particulier vous a-t-elle marqué durant cette expérience ?
Il y a des endroits plus favorables que d’autres. J’ai beaucoup exploré l’Ardèche en été à la recherche de petits festivals. J’aime me perdre sur les routes. Aussi, entre Montréal et Vancouver, le massif des Rocheuses que l’on perçoit déjà quelques milliers de kilomètres avant de les atteindre. L’attente parait infinie.

Avez-vous des projets d’avenir du même type ?
J’aime photographier les populations délaissées par l’Histoire, telles que les Inuit, les conteurs, les stoppés. Aujourd’hui je travaille avec des personnes à l’assurance invalidité et je me demande si cette population pourrait faire l’objet d’une série où l’on verrait les différents liens complexes entre les personnes et les encadrants, sans savoir qui est malade et qui ne l’est pas. Les frontières ne sont jamais là où l’on pense.

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Site Internet de l’agence Gamma Rapho.
Site Internet du fonds Keystone View Company.

(Interview : Laurent Pittet / Crédits photo : Jean-François Xavier Delamarre)