« La rocade est un peu la dimension refoulée de la ville »

Dans le cadre d’une exposition consacrée à la rocade bordelaise (1), l’anthropologue et écrivain Éric Chauvier dresse un portrait mosaïque de ce projet de couronne autoroutière née dans les années 70, et qui ne cesse d’accumuler les griefs. Loin des registres simplifiés dont raffolent les médias (enfer, galère, etc.), les propos et réflexions d’Éric Chauvier éclairent cet objet de souffrance pour les usagers sous un jour nouveau : comme un lieu de récits.

Ce territoire emprunté quotidiennement s’avère, au gré des entretiens menés et des bribes de parole retrouvée, le révélateur d’une vision aussi bornée que littéralement épuisante de l’économie et des organismes humains, et, surtout, un lieu de vie surprenant. Comme un prolongement naturel, son récit urbain percutant, Les nouvelles métropoles du désir paru cet automne, questionne lui aussi l’écrasant modèle de la ville métropolitaine et l’impact de ses codes mercantiles sur nos comportements d’usagers des trottoirs, des bars, des routes et des autoroutes. Une speedway à deux voies pour entendre et comprendre notre époque.

Comment avez-vous mené votre enquête ?
J’ai opéré par entretiens, de proche en proche, et très vite le spectre des personnes interrogées s’est étendu, me permettant de capter un réseau d’usagers et de non-usagers assez représentatifs. Le sens du projet était qu’ils reprennent la parole – sans démagogie. Parce que le phénomène de la rocade est beaucoup étudié au niveau des flux par les urbanistes. Il est couvert par les médias dans des registres qui tournent autour de « l’enfer de la rocade », etc. Mais la rocade n’a pas été abordée du point de vue du vécu, du ressenti.

On sent un besoin de s’exprimer, un appel d’air dans leurs propos, dans les mots qu’ils choisissent, dont certains sont assez forts.
C’était important que les usagers retrouvent leurs différents niveaux de parole et entrent dans une verbalisation de leur souffrance. C’était le registre dominant, mais il n’est pas le seul. Par exemple, certaines personnes interrogées « jouent » aux urbanistes, aux experts un peu amateurs : vu qu’ils connaissent bien la rocade pour l’emprunter quotidiennement, ils ont des analyses parfois assez pertinentes, sensées, qui peuvent apporter beaucoup au débat. Un troisième registre apparaît lorsqu’on passe un peu de temps avec eux : on s’aperçoit que la rocade devient autre chose, un ensemble de lieux pour le retour sur soi, la réflexivité, des sociabilités un peu inédites, des stratégies et des ruses déployées pour être en prise avec la rocade, anticiper ses pièges.

La rocade bordelaise était censée fluidifier le trafic, permettre et accompagner l’accroissement économique, mais elle génère blocages, stress, et angoisses, qui ont des impacts réels sur la vie familiale et professionnelle. La rocade devient le nœud central à partir duquel la vie doit s’adapter pour s’organiser ?
Exactement. Il y a ce caractère imprévisible de la rocade qui est particulièrement souligné par les usagers. Et c’est presque toujours un motif de stress, qu’on commence à emmagasiner avant d’arriver au boulot (la peur d’arriver en retard), qu’on emporte ou boulot (avec des conséquences sur la qualité de son travail), puis dans sa vie de famille. La rocade a ainsi un impact sur la vie psychologique, au quotidien.

Il y a, parmi les témoignage, cette phrase : « La rocade on peut pas l’utiliser quand on en a besoin, mais on peut l’utiliser quand on en a pas besoin »… C’est l’absurde par excellence : en voulant faciliter le trafic, on a créé un monstre. Parallèlement, il y a aussi cet automobiliste qui profite du calme dominical pour aller chercher ses cigarettes…
Durant les Trente Glorieuses, aux portes du capitalisme industriel triomphant, les gens allaient travailler plus ou moins aux mêmes endroits autour de Bordeaux, et donc on parvenait à réguler les flux de circulation. Aujourd’hui, nous sommes dans une société de services, et il y a presque autant de trajets que d’usagers. La rocade a été vite impraticable car elle a été créée dans la modernité des Trente Glorieuses, le modernisme industriel, l’économie triomphante, l’horizon du plein emploi…  Aujourd’hui, c’est devenu absurde : je cite le cas d’un intérimaire qui, pour passer du nord au sud de Bordeaux, doit partir une heure à l’avance et risquer malgré tout d’arriver une heure en retard au boulot, à ses frais… Tout ça pour une mission de trois heures. Et pour le coup, c’est la France qui se lève tôt, comme dirait l’autre, qui doit supporter cette absurdité qui pèse lourd sur les organismes humains, dont beaucoup finissent en burn-out. Plus que la rocade, c’est le changement d’activité économique pesant sur une incarnation datée de la notion de modernité qui est en jeu. Aujourd’hui, ce n’est plus du tout adapté aux usages.

C’est un peu comme si on s’était trompé de modernité ? Ce qui semblait moderne dans les années 70 n’a pas du tout débouché sur le progrès escompté, au contraire…
La rocade est d’ailleurs la preuve de l’absurdité de notre modèle économique productiviste qui a amené les personnes à des habitudes professionnelles complètement absurdes, sur fond d’inégalités territoriales : le centre de Bordeaux est classé au patrimoine mondial de l’Unesco, c’est très attractif pour beaucoup de gens : les voitures vont donc continuer à affluer, tandis qu’aux alentours, il y a des villages qui meurent doucement, avec un sentiment d’humiliation, puisqu’ils deviennent les lieux où se réfugient les « pauvres » de Bordeaux – ceux qui n’ont pas les moyens de vivre en milieu gentrifié. Résoudre l’inégalité des territoires et de la mobilité, voilà un vrai défi. C’est le problème de fond et sans doute le début d’une solution : mieux répartir les populations, les voitures, et donc l’économie. A moins d’aller dans l’utopie, et que ces villes qui meurent tentent d’aller vers tout à fait autre chose – ce que, dans le fond, je souhaite. Mais, en tout cas, si on continue comme ça, la situation de la rocade ne peut pas s’améliorer… Ce n’est pas la version de la modernité qui a donné naissance à la rocade qui nous permettra d’aller vers le progrès.

Vous décrivez la rocade comme un marqueur de mémoire – « il y avait moins de trafic avant ». Mais, avant la rocade, les gens entraient ou sortaient de Bordeaux par de grands axes convergents et des boulevards qui étaient saturés… La rocade n’est-elle pas le révélateur d’un problème de mobilité plus globale, qu’elle donne à voir en un seul lieu, de manière amplifiée ?
Oui, il y a derrière tout cela un problème de mobilité plus global, qui révèle aussi des inégalités manifestes– essentiellement d’origines économiques et sociales. Les Bordelais du centre, par exemple, ignorent l’existence de la rocade, en ce sens qu’ils sont indifférents. Ils prennent juste le tronçon de rocade qui les mène à l’autoroute pour aller au bassin d’Arcachon, peut-être en louant une voiture. L’usage de la voiture est au cœur de l’équation : elle coûte cher à son propriétaire et aux usagers, elle crée de l’isolement à force d’être seul dans son habitacle, engoncé, bloqué dans les embouteillages à écouter les même émissions formatées de la bande FM de 17h à 19h. Il y a quelque chose qui ressemble tout de même furieusement à un lavage de cerveau. C’est un indice, ce que Walter Benjamin appelait une « image dialectique » : un conflit entre le côté messianique de la modernité, qui visait l’épanouissement des individus, les flux faciles, et puis le triste constat qui en résulte aujourd’hui. C’est une collision totale entre le projet initial et ce qu’il en est advenu. C’est une trace, une preuve à travailler pour tirer des conséquences, pour repenser les inégalités.

C’est ce qui est en train de se passer à Bordeaux ?
Non, et je pense qu’on est loin de ça, pas seulement à Bordeaux mais dans l’ensemble du pays : on reste sur l’hégémonie des métropoles. Il y a un phénomène de mimétisme qui infuse, qui consiste à tout reproduire à l’image de la grande ville. C’est une limite à dépasser : il faut penser à ceux qui sont un petit peu plus loin, à l’extérieur des métropoles et qui sont les vrais utilisateurs de la rocade pour le coup. Renouer avec d’autres modes de vie, des utopies, des hétérotopies. Ces modes différents d’existence, c’est ça qui est excitant à penser aujourd’hui, bien plus que de mettre de nouveaux lampadaires sur la rocade, d’aménager une nouvelle voie. Le problème de fond est : quel modèle de société souhaitons-nous ?

C’est en cela que la rocade agit comme une frontière entre la métropole et la zone périurbaine ?
Il y a des enclaves dans les deux zone. Il y a, par exemple, des personnes dans le périurbain ou le pavillonnaire qui ne sont pas victimes de la rocade : celles qui ont le choix, économique, d’organiser leur temps de travail, leur planning, de manière à ne l’emprunter qu’un moment où elle est le moins encombrée. Mais cela reste des exceptions. Lorsqu’on va au-delà de la rocade, on est moins dans l’urbanité, plus dans le générique, les zones commerciales, toujours les mêmes. Cela marche de la même manière pour d’autres villes en France.

Vous le disiez, au début de l’entretien, que les différentes expériences de la rocade donnent naissance à des stratégies, des sociabilités insolites et des récits de légende urbaine. Étonnement, elle devient un lieu de vie…
La rocade est un peu la dimension refoulée de la ville : à la fois très présente parmi nous et absente dans le sens où on n’est pas réellement en prise avec ce territoire-là, on ne mesure pas tellement l’impact qu’il a sur nos vies – en dehors de l’expérience sensible, émotionnelle, subjective. Du coup, beaucoup d’histoires vont naître, fleurir sur ce terreau-là. Je dis souvent que la rocade a bon dos : on lui fait endosser une foule de choses ou d’éléments catastrophiques qu’elle ne provoque pas – comme je l’ai dit, c’est l’organisation économique qui en est directement la cause, notre façon de travailler et de produire des richesses. Du coup, naissent toute une série d’histoires fantasmatiques, de légendes urbaines et périurbaines. J’en ai recueilli une dizaine, sans entrer dans des analyses détaillées. Pour un fan de football, c’est un super entraineur qui devait venir coacher les Girondins et qui a dû renoncer car il était coincé dans les bouchons de la rocade. La même histoire serait arrivée à un homme d’affaire providentiel, ce qui expliquerait le déclin économique de Bordeaux. C’est aussi ce type qui met sa rupture amoureuse sur le dos de la rocade. À tous les niveaux, on fait endosser à la rocade des responsabilités, une causalité qu’elle n’a pas. C’est assez flagrant. Prenez l’histoire de « La Dame Blanche », une silhouette blanche qui se baladerait au bord de la rocade, et qui est une histoire que l’on retrouve ailleurs qu’à Bordeaux. C’est une image assez effrayante, un fantôme. Le mécanisme à l’œuvre est simple : le fantôme permet de conjurer des peurs, des conflits qu’on n’a pas réussis à résoudre dans son quotidien. Là, c’est la rocade qui en est le lieu. Pour le coup, c’est vraiment la caractéristique d’un territoire refoulé, c’est à dire d’un territoire qu’on arrive plus à analyser pour ce qu’il est vraiment. Il n’est pas la cause des maux d’une agglomération, de ses usagers, de son économie, il en est le révélateur.

Cela rejoint l’analyse que vous faites de la ville dans Les nouvelles métropoles du désir : la ville, le rythme et les codes qu’elle impose au promeneur/passant le transforment en usager et consommateur.
C’est très programmatique, la ville. Sans schématiser à outrance, elle est très fonctionnalisée : on sait comment consommer vintage, bio, écoresponsable, branché… Très codifiée, la ville nous permet de consommer de manière fonctionnelle. La marche lente qu’elle nous impose est très comportementale, très consumériste. De l’autre côté, si on observe ce qui se passe sur les échangeurs de la rocade, qu’est-ce qu’on voit ?  Des Roms, des réfugiés, des SDF. Cette zone devient l’inverse de la ville. C’est à dire que les codes qui sont en vigueur dans les zones urbaines n’ont plus cours. Or, la ville est saturée de codes, elle est sur-analysée. Parce que depuis les premières cités mésopotamiennes, la ville produit de la richesse, de la marchandise. Aujourd’hui, la marchandise est fétichisée d’une certaine manière. C’est même une des caractéristiques de l’urbanité. Entre des villes très codifiées et des périphéries qui le sont de moins en moins, il y a une rupture très forte d’après moi. Ce n’est pas nécessairement une rupture géographique, mais une rupture de situations. La ville a changé, elle est devenue le lieu de la marche lente des consommateurs. On est loin aujourd’hui de la ville de Baudelaire, de la rue peuplée de dangers et créatrice de possibles.


(1) Exposition « Rocade, territoire de projets », organisée par l’a-urba, agence d’urbanisme Bordeaux métropole Aquitaine, du 12 septembre au 23 décembre 2016 au hangar G2, à Bordeaux. www.aurba.org

A lire de Éric Chauvier :
La rocade bordelaise. Une exploration anthropologique
, éd. Le Bord de l’Eau, 2016.
Les nouvelles métropoles du désir, éd. Allia, 2016.

(Interview : Nicolas Bogaerts, Bruxelles, Belgique / Crédit photo : Wikipedia-Macsounet)