Les fantômes de la Route 66

Devenue un objet mythique, la Route 66, qui traverse les États-Unis d’Est en Ouest, reliant Chicago à Los Angeles, ne cesse d’inspirer les créateurs, qu’ils soient écrivains, photographes, cinéastes… Alliant fiction et photographies, le livre Le Chauffeur de la route 66 de Mister Emma compose le premier volet d’un projet dédié à la « Mother Road ». Visible sur le site misteremma.com, le deuxième volet comporte des chroniques de voyage et des photographies prises par l’auteur et par une équipe sillonnant la Route 66 en vue d’un film documentaire. Portrait de Michel Voros, un ingénieur belge parcourant sur un vélo solaire les 4000 kilomètres qui séparent l’Illinois de la Californie, le film (prévu pour la fin 2018) Solar Biker constituera le dernier volet du projet.

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La fiction textuelle et visuelle que déploie Mister Emma dans ce premier pan du triptyque témoigne d’une passion pour cette route qui, traversant huit états, fut déclassée en juin 1985. C’est sous le signe d’une recherche du temps perdu (et impossible à retrouver) qu’il place le voyage. La route oscille du statut de moyen (de vecteur au service d’une fiction) au statut de fin en soi qu’atteste le travail photographique. Bridgeport ou Canute dans l’Oklahoma, Saint-Louis, Gasconade River Bridge dans le Missouri, Amarillo, Shamrock ou Vega au Texas, Glenrio au Nouveau Mexique… L’œil de Mister Emma s’attache à capter un passé disparu dont l’ombre portée recouvre le présent. Stations essence abandonnées depuis des décennies, maisons vidées de leurs habitants, garages délabrés, vieilles voitures remisées au cimetière… Telles sont les scansions du trip américain.

Que va-t-on glaner sur la Route 66 ?
Parcourir l’espace revient à parcourir un temps qui s’est figé, qui a cessé de se projeter vers l’avenir. Que va-t-on glaner sur la Route 66 ? À la recherche de quels fantômes part-on ? Si certains optent pour un voyage métaphysique, géo-mémoriel, d’autres s’engagent dans un pèlerinage historique. Sans verser dans la nostalgie d’un passé disparu, les photographies en noir et blanc aussi bien qu’en couleur de Mister Emma érigent la Route 66 en fétiche d’une Amérique qui n’existe plus. La rythmique de la Route 66 a pour noms, d’un côté, la nature portant l’empreinte de l’homme, les grands espaces agricoles, les champs de coton, le désert du Grand Canyon; de l’autre, l’urbanité fonctionnelle, l’architecture standardisée des motels, des pompes essence, des garages.

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Maisons préfabriquées délabrées, villas fantômes, carcasses de bagnoles, ponts délaissés tracent une esthétique de la ruine. La rythmique est celle d’une machine à remonter le temps, en direction des années où la route était auréolée de gloire. Ici, le road trip nous donne à voir sa célébrité posthume. La nature reprend le dessus, regagne ses droits. L’humain reflue. Des herbes hautes recouvrent les restes d’une station Texaco tandis que les cactus enveloppent l’emblème de Shell. Partout, inexorablement, la végétation envahit les reliques d’une jungle urbaine. L’Amérique radiographiée est celle d’une nation vue selon l’angle de la surface, d’un voyage horizontal dans un univers dépourvu d’épaisseur temporelle. L’insolite ressortit au simulacre. En contrepoint de l’aventure visuelle, la fiction, d’une écriture nerveuse, mettant en scène le personnage de Bobby Laveu qui part en repérage pour le film, parcourant la Route 66. L’ombre de la Vallée de la Mort plane sur le récit : rescapé d’une agression qui coûtera la vie à Jasmine, Bobby Laveu fait l’épreuve de l’envers du rêve américain.

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Silences
La géopoétique du livre manifeste une tendresse à l’égard de ce qui ne renaîtra plus, à l’égard de cette route devenue relique. Un silence recouvre le Bagdad Café (à Newberry Spring, en Californie), les paysages du Nouveau Mexique, de l’Arizona. Derrière ce silence, on entendra un autre silence, celui dans lequel la nation américaine a plongé les Indiens. Le silence qui recouvre l’éthnocide, l’extermination, les déplacements forcés, la destruction des tribus nord-amérindiennes, Algonquins, Cheyennes, Sioux, Navajo, Comanches, Iroquois, Cherokees, Apaches, Hurons, Pueblos, Mohicans, Menominee, Cris… Si les routes meurent, Le Chauffeur de la Route 66 n’entonne cependant point un requiem. Mister Emma rend hommage à des lieux que la modernité a laissés derrière elle. Son trip se construit comme une résistance à l’amnésie, comme une ode aux sacrifiés, que ces derniers soient des humains ou des paysages. « Rétroviseur de la mémoire » (Baudrillard), l’art se penche sur les feux qui se sont éteints.

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Travelling au pays des signes, au cœur de cette Amérique que Baudrillard voyait comme le lieu où l’« on peut jouir de la liquidation de toute culture et s’exalter du sacre de l’indifférence ». « Ici, les villes sont des déserts mobiles. Pas de monuments, pas d’histoire : l’exaltation des déserts mobiles et de la simulation (…). Si vous considérez cette société avec les nuances du jugement moral, esthétique ou critique, vous en effacerez l’originalité, qui vient justement de défier le jugement et d’opérer une confusion prodigieuse des effets » (Amérique, 1986).


Mister Emma, Le Chauffeur de la route 66, Éditions du CEP, Marcinelle (Belgique), 2018.

(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Mister Emma)