Routes toxiques

Une terre morte, des populations autochtones malades ou décédées, un bras de fer juridique sans précédent entre le géant pétrolier, Texaco (racheté par Chevron), et 30.000 Équatoriens représentés par Pablo Fajardas, un jeune travailleur de Texaco à l’époque devenu avocat… Davantage qu’une bande dessinée retentissante, Texaco est un livre-événement écrit par Pablo Fajardo, l’avocat, le « David de l’Amazonie », la journaliste Sophie Tardy-Joubert et le dessinateur, l’auteur de reportages graphiques, Damien Rondeau.

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Le récit raconte l’une des plus grandes catastrophes écologiques et humaines de l’histoire, celle qui a dévasté la vie des habitants du nord-est de l’Équateur, détruit les humains, les animaux, la forêt, les sols, l’air, l’eau. Implantée en Équateur depuis 1964, de 1967 à 1992, l’entreprise américaine Texaco a exploité le pétrole, massacrant la forêt amazonienne, forant plus de 300 puits de pétrole et, laissant à son départ en 1992, plus de 60 millions de litres de brut et 70 millions de litres de résidus toxiques. En 1993, 30'000 habitants, peuples indigènes et colons (venus travailler dans l’industrie pétrolière, marchands…) portent plainte contre Texaco avec pour porte-parole Pablo Fajardo. Ils exigent la dépollution de leurs terres. Le frère de Pablo Fajardo sera assassiné, lui-même fera l’objet de menaces. Le duel entre David et Goliath se solde, en 2011, par la condamnation de Chevron (qui rachète Texaco en 2001) à une amende historique de 9 milliards de dollars. Le bras de fer dure depuis 25 ans. Contre-attaquant,  Chevron refuse de payer et de s’engager à assainir une région qu’il a dévastée.

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Un enfer

Lacs d’eau noir, contamination des sols devenus stériles, fosses débordant de déchets toxiques, piscines débordant de produits nocifs, morts des animaux, décès des populations frappées par le cancer, malformations des enfants… Texaco — Petroécuador et Petroamazonas ensuite — ont fait d’un Éden un enfer, d’un poumon vert une des régions les plus polluées du monde. Le livre décrit l’implantation de l’ogre Texaco à Lago Agrio (le « Lac aigre »), l’espoir de richesse qu’il représenta un moment pour les déshérités, la population pauvre.  Espoir très vite déçu : derrière ses promesses de richesse, Texaco sème la mort.

Dans la province de Sucumbios, au nord-est du pays,dans la région où, à la fin des années 1960, vivent huit tribus indiennes— les Siekopai, les Kichwa, les A’i Cofan, les Waorani, les Siona, lesShuar, les Tétete (aujourd’hui disparus), les Sansahuari (disparus de nosjours) —, Texaco entame ses forages dans un mépris total pour les habitants, labiodiversité, l’environnement. Alors qu’elles vivent depuis des centainesd’années de la chasse et de la pêche, dans le respect de la nature aveclaquelle elles nouent des relations harmonieuses et sacrées, les tribus sontexpropriées de leurs terres, délogées, contraintes de fuir plus avant dans laforêt avant d’être rattrapées par l’expansion des forages. Les terres étantcontaminées par l’or noir, le fleuve Aguarico charriant des poissons morts etintoxiquant les hommes, leur mode de vie, leur culture ont été détruits.L’écocide se double d’un ethnocide, la crise écologique d’une crisehumanitaire. 

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Routes de la honte

Viols des femmes indigènes, déforestation massive, coupes des arbres sacrés, meurtre des esprits de la forêt, sols et hommes malades… Tel est le bilan des routes de la honte, des toxic roads qui éventrent la jungle, épandant du mazout sur les terres. Les routes massacrent la végétation, les villages, à Shushufindi, à Pacayacu, à Lumbaqui, à Tarapao… Des pipelines sillonnent la jungle, un oléoduc transéquatorien s’étend sur 503 km de la province de Sucumbios au Pacifique. Extrait des entrailles de la forêt vierge, le pétrole va peu à peu empoisonner la région. Fuyant la misère de Manabi, sur la côte Pacifique, Pablo Fajardo et ses frères crurent trouver un Eldorado à Sucumbios. Ils prennent la route : Manabi, Quito et Lago Agrio. Très vite, ils réalisent l’ampleur du désastre : le pétrole est en train de tuer l’Amazonie. La cupidité, le mépris de Texaco et la négligence, voire la corruption de l’État équatorien entraînent la ruine des hommes, des animaux, des arbres, des eaux, des esprits de la forêt. L’intérêt privé d’une multinationale l’emporte sur l’intérêt des peuples et de l’environnement. Texaco a transformé la merveille de la jungle en  un « Tchernobyl de l’Amazonie ».

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Soutenu par des ONG, par des militants environnementaux, par Sting, Angelica Jolie, Brad Pitt, recevant le Prix Goldman (prix de la défense de l’environnement) en 2008, Pablo Fajardo continue à l’heure actuelle son combat aux côtés de ses associés, de chefs Indiens, des 30'000 plaignants.

Livre de luttes pour la justice, pour que les pollueurs soient les payeurs, Texaco. Et pourtant nous vaincrons lance un formidable message d’espoir pour toutes les victimes de catastrophes écologiques et afin, qu’à l’avenir, la défense des peuples et de l’environnement passe avant l’alibi du « progrès », du « développement «économique ». L’argument du développement économique (création d’emplois, promesse de richesses matérielles…) masque le cynismes d’intérêts privés qui bradent la valeur de la vie des humains et des non-humains au nom de la loi mortifère du profit.

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Livre-événement

À l’heure où le gouvernement français entend exploiter Montagne d’or, une mine d’or en Guyane, en dépit d’une opposition massive des habitants, à l’heure où la ruée vers l’exploitation des ressources naturelles s’intensifie alors que les ravages humains et environnementaux causés par ces projets sont irréversibles, l’ouvrage Texaco se dresse comme un geste de résistance, un combat pour le respect des droits des populations et de l’environnement. Un combat qui ne pourra être gagné que si victimes du monde entier et défenseurs de l’environnement sur les cinq continents unissent leurs efforts. Remarquablement conçu, au fil d’un scénario efficace et d’un dessin envoûtant aux couleurs magistrales, Texaco est sans nul doute l’un des livres-événements de l’année.

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Sophie Tardy-Joubert, Pablo Fajardo, Damien Roudeau, Texaco. Et pourtant nous vaincrons, éditions Les Arènes BD & Amnesty International, Paris, 2019.

(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Les Arènes BD)