En roulant, en écrivant

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C’est en géographe poète, en amoureux de la petite reine, du fleuve Danube et d’une certaine idée de l’Europe qu’Emmanuel Ruben délivre, dans Sur la route du Danube, le somptueux récit d’un voyage entrepris lors de l’été 2016. Une ode poétique, géopolitique, historique au fleuve qui s’étire sur 3000 kilomètres et brasse la rencontre de l’Occident et de l’Orient.

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Au creux de l’été, accompagné d’un ami, il décide de traverser de l’Europe à vélo. A contre-courant du fleuve, ils débutent leur odyssée à la Mer noire, à Odessa, remontant vers la Forêt Noire, direction Strasbourg. Claudio Magris, Hölderlin, Strauss ont chanté le Danube. Emmanuel Ruben livre une ode poétique, géopolitique, historique à ce fleuve qui s’étire sur  3000 kilomètres, qui brasse la rencontre de l’Occident et de l’Orient. Rendant palpables les sortilèges du Danube, sa majesté, son relief, sa beauté, ses métamorphoses d’une région à l’autre, l’auteur évoque aussi les convulsions de l’histoire ancienne ou récente, les drames politiques qui ont secoué les Balkans, provoqué la Première Guerre mondiale. En selle durant 4000 kilomètres, le narrateur-auteur et son comparse voyagent dans les steppes d’Ukraine, traversent la Roumanie post-Ceaucescu, la Bulgarie, les pays de l’Est libérés du bloc soviétique, les mini-états, fruits de l’éclatement de la Yougoslavie, de la Tchécoslovaquie, la Serbie, la Croatie, la Slovaquie, puis la Hongrie, l’Autriche, l’Allemagne.

Comme Emmanuel Ruben l’explicite, le rythme de la langue, de la main qui écrit suit celui du cycliste. Les foulées larges, les accélérations, les arrêts brusques ont leurs répondants dans les virgules, les points virgules, les points.

Extase géographique

Chaque chapitre s’ouvre sur la mention de la ville de départ, de la ville d’arrivée, du pays, du jour, des kilomètres parcourus. « Odessa-Kurortne (Ukraine), 27 juin, 99 km », « Galati-Sulina (Roumanie), 2 juillet, 155 km ». En quête d’ « extase géographique », l’œil du cycliste-écrivain-géographe capte tout. La vie du fleuve, celle des villes et villages traversés, des habitants, les vestiges de l’ex-URSS, l’urbicide subie par des villes comme Vukovar. Remonter de l’embouchure à la source, c’est plonger dans les conflits politiques qui ont secoué les Carpates, les Balkans depuis l’aube des temps, soulever l’histoire dans le mouvement où on convoque la géographie, l’une n’allant pas sans l’autre.

Problèmes de roue, fatigue musculaire, chaleur suffocante ou pluie diluvienne, amour d’une Europe plurielle, bigarrée, traversée par une diversité de langues, de religions, tristesse d’une mondialisation qui a arasé les différences… Sur la route du Danube (couronné par le Prix Nicolas Bouvier, Etonnants voyageurs 2019) est un récit de voyage éblouissant tant il se joue de tous les registres. Disciple de Julien Gracq (il dirige actuellement la Maison Julien Gracq), Emmanuel Ruben dépeint l’architecture danubienne, le relief, les variations des paysages, les barrages des Portes de fer— forêts, villages, îles engloutis qui donnent un « avant-goût du dérèglement climatique » —,  les mosaïques de peuples, les bandes de chiens errants qui le terrorisent, les animaux sauvages, les rencontres marquantes avec des habitants des confins, peuplant les rives du Danube. Ce livre feuilleté, tout en strates, bourré d’érudition, réveille la mémoire des lieux et de l’Histoire. « Et si les rivières se souvenaient aussi du passé ? ».

Les saveurs du vent

Le temps se déroule en accordéon, flue à différentes vitesses. Certains villages vivent encore au Moyen Âge, d’autres bourgs sont sinistrés, portant les séquelles de la guerre civile en ex-Yougoslavie ou des programmes soviétiques d’industrialisation. Les fantômes de Panaït Istrati, Elias Canetti se lèvent. Les paysages, les bourgades portent les traces des épurations ethniques, de la Shoah, des guerres qui ravagèrent la Serbie, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, la Slovénie, le Montenegro, la Macédoine, le Kosovo de 1991 à 2001. Dans certaines régions, de rares minarets ont survécu, témoins d’une Europe qui a occulté, détruit une part de son histoire, sa part ottomane, orientale, pour bâtir la légende de sa fondation romaine et germanique. A chaque page, on sent les saveurs du vent, la violence des orages, les strates des divers empires qui ont se sont succédés, empires romain, byzantin, ottoman, soviétique…  

Pour ne citer qu’une poignée des étapes de ce cyclo-movie, débutant leur périple à Odessa, les voyageurs, roulant environ entre 90 et 140 kilomètres par jour, s’octroyant de rares jours de repos, de halte, s’arrêtent à Vilkovo, Izmael (Ukraine), Galati, Daeni, Ion Corvin, Bucarest (Roumanie), Roussé, Baïkal, Vidin, (Bulgarie), Negotin Belgrade, Novi Sad (Serbie), Vukovar, Zmajevac (Croatie), Baja, Budapest, Esztergom (Hongrie), Bratislava (Slovaquie), Vienne, Krems (Autriche), Passau, Bad Gögging, Neubourg, Fribourg-en-Brisgau (Allemagne), Strasbourg (France).

Quel est la forme idéale que doit adopter un livre sur le Danube ? Doit-il être un atlas, un éventail, un paravent, un millefeuille, un rouleau brut sans chapitres et sans alinéas, un flot de paroles sans queue ni tête, un dictionnaire amoureux, où l’on jetterait l’ancre au petit bonheur la chance ? (…) Et si un livre sur le Danube était forcément cyclique, comme est cyclique l’aventure de la goutte d’eau ?
— Emmanuel Ruben, Sur la route du Danube

Emmanuel Ruben, Sur la route du Danube, Ed. Rivages, Paris, 2019.

(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo: DR)