Le sutra de Kerouac
En 1956, Gary Snyder invite Jack Kerouac au Marin- An à Mill Valley, une bicoque réhabilitée par le poète charpentier Locke McCorckle, qui la considère comme un refuge face au puritanisme et au consumérisme américain. Entre méditation, lecture de poésie, déjeuners dans l'herbe, discussions sérieuses et fêtes très arrosées, Kerouac, qui travaille aux dernières modifications de Sur la route, rédige L’Écrit de l’éternité d’or, un sutra qui vient d’être réédité en français.
1956, Mill Valley. Dans une Amérique puritaine, conformiste, consumériste, Jack Kerouac s’apprête à lancer une bombe littéraire. Pour l’heure, il apporte les dernières modifications à ladite bombe, son manuscrit Sur la route qui deviendra l’étendard de la Beat Generation. En marge du système américain, dans la cabane Marin-An de Gary Synder à Mill Valley, une cabane aménagée par Locke McCorckle, les poètes de la Beat se retrouvent, performent leur poésie qui invente d’autres rythmes, un autre souffle, une manière de vivre, un soulèvement politique, une libération sexuelle.
Entre la méditation, la mise en œuvre d’une esthétique Beat, d’une existence, d’une métaphysique, d’une érotique Beat, entre les anciens et nouveaux paradis artificiels et le bleu du ciel de Californie, le poète Gary Snyder suggère à Kerouac de rédiger un sutra (dans le Bouddhisme, écriture sainte rédigée sous forme d'aphorismes).
Route spirituelle
Pendant de la route physique louée par la Beat Generation, la route spirituelle sera évoquée par Kerouac dans ce sutra intitulé L’Ecrit de l’éternité d’or. C’est en tant que bouddhiste par intermittence et d’une manière ambiguë comme l’écrit Michel Waldberg dans sa préface, que Kerouac, catholique au demeurant, revisite les sutras, ces textes fondateurs, sacrés, spéculatifs qu’il se réapproprie en 66 textes courts.
Kerouac refusera l’étiquette de prince des beatniks : l’Orient, l’extase qu’il cherche sont, à ses yeux, bien éloignés du rêve collectif des beatniks, de leurs effluves de nirvana. L’ouverture de la Beat, des hippies plus tard, à l’Orient, sa connaissance des sutras, il les rythme en des textes conçus comme des voies vers la sagesse, la quiétude. Exercice mental, le sutra, par sa forme aphoristique, fait voir ce qui est, en deçà des apparences. Ombilic de son œuvre, les sutras de Kerouac nous disent que l’écriture a le pouvoir d’apaiser la souffrance.
« « Fou de Zen » ou « Paumé du Dharma », tel que lui-même il se définissait, Kerouac éprouvait à l’égard des sutras une compréhensible vénération » écrit Michel Waldberg. Kerouac use des sutras comme de portes menant à la révélation, au vide, à la dissipation des pôles du sujet et de l’objet. « A proprement parler, il n’y a pas de moi car tout est vide. Je suis vide, je n’existe pas. Tout est félicité. ».
Pendant spirituel
La route qui, des années plus tard, mènera les hippies sur les chemins de Katmandou, de Goa, au pied des stupas, dans les ashrams, dans les bras de Bouddha et de l’héroïne, le « clochard céleste » Kerouac la taille dans la respiration de son écriture, dans ce sutra qui voyage dans les enseignements du zen. Exploration des mystères du Nom, de l’infini, décrochage des valeurs, de la philosophie de l’Occident par la sagesse de l’Orient, L’Ecrit de l’éternité d’or s’offre comme le pendant spirituel, mystique de son chef d’œuvre Sur la route qui sortira en 1957.
« Tout est bien, la forme est vide et le vide est forme, et nous sommes ici pour toujours, sous une forme ou une autre, qui est vide. Tout est bien, nous ne sommes pas ici, là, ou quelque part. Tout est bien, les chats dorment ».
Les chats dorment roulés en boule à l’ombre de Bouddha. La Beat Generation fait souffler un vent de liberté sur les terres d’Oncle Sam.
Jack Kerouac, L’Écrit de l’éternité d’or, traduction de Philippe Mikriammos, Gallimard-La Différence, Paris, 2020.
(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédit photo : Jack Kerouac par le photographe Tom Palumbo, en 1956)