Quand Chirac mordait la ligne jaune
Jacques Chirac appréciait les virées en bagnole, sur les routes hexagonales ou les artères parisiennes. La relation qu’il a tissée, entre 1977 et 1996 avec son chauffeur, André Demullet ne se limitait pas au cuir confortable des Citroën et aux lignes brisées de artères nationales. Un livre co-écrit avec le journaliste Oli Porri Santoro revient sur des années passées à jouer avec les codes, et pas uniquement celui de la route.
Nous sommes en 1977. Jacques Chirac vient d’être élu maire de Paris, quelques mois après sa démission ombrageuse et théâtrale du poste de Premier Ministre de Valérie-Giscard d’Estaing. A la surprise de son cabinet, il décide d'embaucher un certain André Demullet comme chauffeur après que ce dernier, armé d’un culot insolite et d’une orthographe plus qu’approximative, eut décidé d’écrire une lettre pour proposer ses services au premier Maire de la Capitale. Celui qu’il appellera « Mad Max », avec autant d’affection que de reconnaissance pour son zèle et sa diligence, était jusqu’alors un modeste fonctionnaire affecté à la voirie.
Il restera auprès de lui 18 ans, le conduisant de rendez-vous politiques en visites nocturnes, sur les routes de France, de campagnes électorales locales à présidentielles, récoltant ses confidences, protégeant ses proches et les secrets de la chiraquie, témoin tapi dans l’ombre des manigances politiques parmi les plus tordues de la 5e République. Son livre, En route avec le Patron, sorti cette année dans la foulée du décès du Président, regorge d’anecdotes, certaines difficilement vérifiables, sur le patron, ses coups donnés et reçus, ses sorties sabre au clair ou dans le confort tout cuir d’une berline Citroën… Et quelques sorties de route mémorables.
Un homme pressé
Officiellement, il était chauffeur du Maire de Paris, le conduisant partout où son bon vouloir ou ses obligations l’appelaient, jusqu’en 1996, un an après son accession à la magistrature suprême de la République. Officieusement, muni d’un flingue et d’une fausse carte de presse, Mad Max était l’homme à tout faire, petites courses et basses oeuvres pour le compte du RPR et de son Commandeur. L’ombre du SAC (Service d’Action Civique) et de Charles Pasqua, de Marie-France Garaud et Pierre Juillet, de Bernadette et de ses filles traverse des pages parfois aussi lourdes à digérer qu’un civet de sanglier à la purée de marrons.
Son récit fleuve nous replonge dans une histoire déjà arpentée mais boulote les restes, s’appuyant sur une quantité d’histoires bravaches ou surprenantes qui sillonnent dans les méandres vaseux de la 5e république, comme dans un marigot où les grands fauves se repaissent de leurs outrances- de son propre aveu, « Mad Max » ferait passer Benalla pour du tout venant. Et où se répète l’image d’un Chirac en girouette toujours plus pressée. « Chirac et moi avons passé notre vie à faire des excès de vitesse… », se souvient André Demullet. « Vraiment, le patron en était dingue ! Avec lui, on conduisait en écrasant le champignon. Je le vois encore se pencher en avant dans l’habitacle, en me tapant amicalement sur l’épaule pour m’encourager : « Plus vite, Monsieur Demullet ! Plus vite ! » Avec moi, une chose était certaine : Chirac n’était jamais en retard ! »
Une écurie de légende
On n’a pas attendu le livre de Demullet pour découvrir les anecdotes de bords de route. Du documentaire Chirac, le jeune Loup (Patrick Rotman, 2006) on se souviendra longtemps de celle rapportée par Jean-François Probst, dino de la Chiraquie, alors conseiller en communication du Premier Ministre Chirac, expliquant que son fumeur de patron réclamait moult arrêts pour s’en griller une au bord du zinc, avant de se rappeler qu’il devait d’urgence appeler le ministre de l’Intérieur Michel « Gros cul » Poniatowski. Le livre rappelle ces visites au pas de course des régions de France, où la Citroën pointait souvent à plus de 160km/h sur les nationales. Il nous offre une visite des écuries chiraquiennes. Pas celles des Pasqua, Sarkozy, Toubon, Fillon, Copé, Pons et autres poulains ou bourrins qu’il a mis en piste, qu’il a trahis ou qui l’ont trahi (parfois l’un et l’autre).
Mais les berlines au fond desquelles Chichi se sentait aussi à l’aise, pour ses déplacements, que dans n’importe quel TGV, n’importe quel train de nuit Paris - Brive-la-Gaillarde, n’importe quel Concorde, Caravelle, Airbus ou Falcon privé. Son écurie, donc, était composée des DS emblématiques des débuts de la 5e République, progressivement remplacées, à partir des années 80, par une Renault 25 limousine, une Citroën CX GTI et, surtout, sa fameuse Citroën CX Prestige gris Neptune métallisé. C’est dans cette dernière et rutilante machine que le tout juste élu président de la République a traversé la nuit parisienne, le 23 avril 1995, pourchassé par les photographes et journalistes sur deux roues, dans une séquence de direct devenue aussi mythique que pathétique. Parmi eux, Benoit Duquesne et son célèbre micro tendu vers l’habitacle présidentiel, espérant un commentaire qui ne viendra jamais, qui ne récoltera qu’un sourire indifférent. Cette nuit là, Chirac savourait le Graal qui lui échappait depuis tant d’années et la nouvelle dévotion de ceux qui lui réservaient habituellement leurs quolibets et leurs ricanements.
Une ou deux embardées
Peu d’hommes politiques peuvent se targuer d’avoir avalé autant de goudron et de bitume au cours de leur carrière que Chirac, pour courir après les poignées de main, les maitresses, les votes, les fonds. Ce Grand Jacques aura longtemps survécu aux carambolages, embardées et queues de poisson d’une vie bien remplie. Il la risqua par deux fois sur les routes. Une première fois en Corrèze, en décembre 1978, lorsque le véhicule conduit par Demullet dérapa sur la neige et alla s’enfoncer dans le décor arboré. Une jambe cassée, une longue rééducation, notamment à l’Hôpital Cochin d’où il signa le désastreux appel du même nom.
Puis en 1995, en pleine campagne électorale, sur la route d’Orléans. Suivant la voiture du candidat mais transportant sa famille, Mad Max a bien failli tuer tout le clan perdant le contrôle des freins, à 180 km/h, avant de miraculeusement s’immobiliser entre un tracteur et un camion. Réaction à chaud du patron : « Bon sang Demullet, espèce de cow-boy de la route. Rouler à une vitesse pareille ! » L’hôpital qui se fout de la charité, en somme.
André Demullet et Oli Porri Santoro, En route avec le Patron, Plon, Paris, 2020.
(Texte: Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse / Crédits photo : UPI / Alamy Stock Photo)