Le Tour des incertitudes

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Un vent d’incertitude a soufflé dans le dos du Tour de France 2020, mais le peloton évitera finalement la bordure. La 107e édition de la Grande Boucle démarre de Nice ce samedi 29 août, et arrivera, si tout va bien, le 20 septembre sur les Champs-Élysées. Trois semaines à avaler du bitume, sucer des roues, s’esbaudir face aux paysages de la Douce France, humer les rumeurs et soupçons de dopage, se réveiller de la sieste pour suivre les arrivées, pester contre les conditions sanitaires, scander le nom de ses héros, se souvenir des belles choses.

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Depuis quelques jours, les poulardes faisaient de va-et-vient hésitants entre le frigidaire et le four, les lentilles et le petit salé se terraient, tremblants, dans le garde-manger. Le jaja faisait des ronds dans les bouteilles. Le passage de plusieurs zones de France à la couleur rouge Covid laissait la tenue du Tour 2020, et tout le folklore réel ou fantasmé qui lui tient lieu de caravane imaginaire, dans une persistante incertitude. Le doute et l’ombre de la crise sanitaire planait sur le bon déroulement de l’épreuve. « C'est un Tour différent, dans une situation tout à fait particulière », prévenait cette semaine encore Christian Prudhomme, son directeur. Le public avancera masqué sur les bords de routes, mais quid du peloton ? L’organisation a réduit la voilure, le nombre d’accrédités est réduit de 5000 à 3000. Moins de cochonous, de bonbons, camelotes et autres saloperies en plastique jetées sur les routes avant le passage de la course – ça, en revanche, ça ne fera sans doute de mal à personne. Si seulement…

Ça chute

Certains cadors annoncés se relèvent difficilement des épreuves qui, renversement du calendrier oblige, ont précédé la Grande Boucle. Et des chutes nombreuses qui ont émaillé l’été. Victime de l’une d’elles dans le Dauphiné il y a moins de 15 jours, comme l’Allemand Emanuel Buchmann, le slovène Primoz Roglic, le favori cette année, demeurait dans l’incertitude cette semaine avant de, finalement, confirmer sa participation. En revanche, le Belge Remco Evenepoel, auteur d’un terrifiant vol plané sur le Tour de Lombardie, ne prendra pas le départ. La course perd un de ses plus prometteurs éclats. Certains observateurs voient une autre équation qui, elle, annoncerait un Tour revivifié : les spécialistes des courses à étapes seraient en réalité sortis plus frais de la période estivale en raison du décalage du Giro, qui s’élancera lui en octobre prochain, au milieu du nouveau calendrier des classiques. Dès lors, les accidents seraient des épiphénomènes parmi un peloton prêt à en découdre. Les leaders et les favoris auraient en réalité les crocs. La route tranchera.

Les 22 équipes ont fixé leurs compositions. Et les favoris sont là, clopin-clopant : Roglic confirmé, le colombien Egan Bernal, lauréat l’an dernier, remis de son abandon dans le Dauphiné (décidément), le grimpeur local Thibaut Pinot (2e du Dauphiné), le miraculé Nairo Quintana (il a été renversé par une voiture début août), Daniel Martinez, Tadej Pogacar, Mikel Landa. Ça fait tout de même du monde passé par l’infirmerie. Faudra prévoir de bien changer les sparadraps entre chaque étape. Et garder aussi un œil sur Philippe Gilbert, Richie Porte, Rigoberto Uran, Enric Mas, qui pourraient attaquer les roues au piolet et jouer les perturbateurs endocriniens dans le classement. Et quid de Julian Alaphilippe, passé l’an dernier du statut de GM du Tour à celui de GO, tant il a animé la compétition par sa vivacité ? Son palmarès vide en cette année 2020 secouée lui a probablement laissé une bonne fringale.

Ça grimpe, peuchère !

Curiosité : le Tour de France 2020 est presque exclusivement Méridional… Son pointage le plus au Nord est Champagnole, dans le Jura français. A l’exception de l’avant-dernière étape en contre-la-montre (Lure-La Planche des Belles Filles, en Haute-Saône) et de l’arrivée qui reliera Mantes-la-Jolie et les Champs-Élysées, toute la compétition se déroule sous l’ancienne ligne de démarcation de la Seconde guerre mondiale, suivant peu ou prou le tracé de la Zone libre.  Le relief singulièrement accidenté, le dénivelé positif qui s’affole dans les premières étapes (4000 m dès la deuxième) augurent de trois semaines pesantes pour les organismes.

Les rouleurs ne seront pas épargnés par ce profil atypique de la compétition. Les pignons vont craquer. Plus que jamais, sans doute, la montagne risque de jouer les Ponce Pilate : les pourcentages de pente s’affolent, même pour les courtes distances. La 6e étape (3 septembre), reliant Le Teil au Mont Aigoual, bouclera un cycle de quatre jours consécutifs de montée et cumule 34 km de grimpe. Deux jours plus tard, les Pyrénées pointeront déjà à l’horizon. La semaine suivante, ce sera au tour des Alpes. Les langues vont flirter avec le macadam et les jambons vont mouliner en grand ou petit rapport.

Alors ça !

Après des années 2000 affolantes et des années 2010 constellées de révélations de polichinelle, la première édition des années 2020 pose la question : que reste-t-il de la majesté du Tour ? A posteriori, tant de commentaires élogieux et laudatifs sur des vainqueurs déchus parce que convaincus de dopage ont terni plus que l’autorité et le prestige des commentateurs. Un peu de tout ça a donné un coup de canif dans l’image d’Épinal. Reste la compétition sportive, la beauté du geste… Un peu comme l’horoscope : « Pour ceux qui y croient ».  

Les images carte postale de France Télévision. Des souvenirs. Beaucoup de souvenirs. La « poupoularité » de l’anti-héros Poulidor. La montée héroïque et touchante de Merckx en jaune sur le Ventoux, en 1970. Hinault et Lemond bras-dessus bras-dessous. La folie Indurain. Tom Boonen qui repasse tout le monde au sprint. Les grandes échappées. Les petits mensonges. Pour tout ça, il y a deux livres. Les Seigneurs de la Route, du journaliste Henri Sannier (Hoëbeke, 2020) et les Histoires Incroyables du Tour de France, de Philippe Bouvet (Petit à Petit, 2020). Officiels et flatteurs, proustiens et réconfortants. Pour tout le reste, c’est à dire l’essentiel, il y aura toujours la route. Elle, elle ne ment jamais.


(Texte: Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse / Crédits photo : Richard Burdon / Alamy Stock Photo)