Alain Bublex, au film de la route
Depuis le début des années 1990, cet ancien designer chez Renault, devenu une figure majeure de l’art contemporain, nourrit les imaginaires et fascine par ses regards, créant des liens inattendus dans des projets qui réinventent le monde. États-Unis, Japon, Russie, Suisse, France… Alain Bublex est toujours par monts et par vaux, requestionnant sans cesse le champ des possibles. Son nouveau projet, An American Landscape, également paru en livre, continue ainsi d’explorer l’un de ses thèmes fondateurs, les paysages, en se réappropriant ceux de Rambo : First Blood, vidés de ses personnages, dans un dessin animé vectoriel qui confine au pictural. L’occasion de s’entretenir avec cet artiste étonnant, à la fois inventeur, urbaniste, chercheur, utopiste, observateur méthodique, pour une plongée dans certaines de ses plus grandes oeuvres qui ont trait à la route, au mouvement et au déplacement.
Roaditude – Vous avez entamé une carrière dans le monde de l’art pour répondre à vos préoccupations : le voyage, les paysages, les moyens de transport, l’architecture… Qu’est-ce qui vous anime dans cette idée de nomadisme ?
Alain Bublex – À l’origine de ce nomadisme, il est surtout question pour moi de paysages. C’est voir et être en relation avec des paysages qui m’intéressent. Je n’ai jamais envisagé le déplacement comme l’idée d’un ailleurs différent de l’environnement dans lequel je me trouve. J’ai toujours eu le sentiment d’une équivalence. Le nomadisme s’exprime surtout en allant voir ou en étant au contact des paysages sans changer de vie. C’est aussi éprouver leur infinie variété. Je ne fais d’ailleurs pas de césure entre le monde du design et celui des arts plastiques. En tant que designer, j’étais davantage préoccupé par l’usage des véhicules en termes de sensation et de déplacement. Ces voitures qui apparaissent comme des objets dans les vitrines des concessionnaires et des magazines avant d’être le vecteur d’une découverte du monde. Comme j’inversais les rôles, tout devenait insatisfaisant. J’ai fini par construire des projets qui m’ont rapproché du monde de l’art jusqu’à quitter celui de l’automobile.
Qu’évoque pour vous la route ?
Elle est le moyen le plus accessible, le plus répandu, pour traverser ces paysages dont la mise en mouvement se rapproche de l’idée d’expériences et de films. La route et les déplacements mécaniques sont omniprésents dans mon travail, mais pas exclusivement. Pour moi, construire un itinéraire, c’est comme construire le scénario d’un film ; associer des séquences de paysages et les mettre en relation pour fabriquer de l’inédit dans une séquence temporelle. Dans tous mes voyages, je fais toujours attention à ce processus. Le déplacement, l’itinéraire et la route mettent en mouvement le paysage et font en sorte qu’il quitte le tableau pour devenir un film. Et tous les moyens de transport (moto, vélo, voiture, train, à pied) me permettent de faire corps avec les différents panoramas. La mise en mouvement m’intéresse pour elle-même, non pas comme une solution. Ce qui me passionne le plus en réalité, c’est la moto, mais ce n’est pas le véhicule que j’utilise souvent.
Vous présentez cette année An American Landscape, un dessin animé vectoriel, basé sur Rambo, dont vous avez extrait les protagonistes, pour créer une oeuvre à part entière, tout en offrant par le paysage une autre lecture au film de Ted Kotcheff. Comment est né ce projet ?
En règle générale, mes projets naissent très lentement. Des liens se créent de manière intuitive, mais je mets longtemps à me convaincre de leur solidité et de leur consistance. J’ai découvert Rambo à la télévision, une dizaine d’années après sa sortie. À sa vision, j’ai été happé. Je l’ai revu plusieurs fois, presque en le traquant. J’ai mis du temps à comprendre ce qui me plaisait : l’atmosphère. Je l’ai compris en prenant des photos en Haute-Savoie dans une vallée des Alpes, près d’Annecy, qui avait la même atmosphère d’intersaison. Le plaisir de photographier ces montagnes a cristallisé cet attrait. J’ai ensuite observé le film à travers ses paysages. La meilleure manière de confirmer mon intuition a été d’en faire un dessin animé. L’animation japonaise a eu une influence importante, comme Tokyo Godfathers ; j’ai été fasciné par la qualité des décors de la ville de Tokyo. Mais aussi Miyazaki, par la végétation, l’eau… Tout cet ensemble a fait naître ce projet.
Le défilement des plans accentue le déplacement dans le paysage, redonnant vie aux peintres paysagistes, comme Charles Sheeler et Albert Bierstadt. Mais aussi à Edward Hopper, et au photographe Stephen Shore. Perceviez-vous ce côté poétique et mélancolique qui se dégage du paysage ? L’avez-vous beaucoup retravaillé ?
Il n’y a eu aucune transformation justement. Si on regarde le film et le dessin simultanément, le dessin reste fidèle au film. Cela me semblait important d’être au plus près de l’arrière-plan. Dans les dix premières minutes, les images sont précises et fidèles. Le fait de redessiner le panorama sans les personnages (car je n’ai pas utilisé de procédé numérique pour les enlever), cela transforme le paysage en représentation. Pour avoir beaucoup traversé les États-Unis, j’ai reconnu les paysages de la peinture américaine. La culture américaine est une véritable culture paysagiste, plus encore que celle européenne. Et puis la peinture a toujours été présente dans mes pratiques picturales.
Ce paysage, que vous considérez comme une matière mouvante et évolutive, reste ici toujours intemporel, mais est daté par les véhicules…
Oui, c’est vrai. J’ai enlevé les voitures qui participent à l’action, comme celles de la police, mais j’ai laissé les véhicules stationnés. Cela m’a toujours paru faire partie du paysage, comme des objets immobiles. Ils datent et mettent le paysage en mouvement aussi sûrement que le cinéma peut le faire.
Passons à L’expérience Wabi Sabi, qui repousse l’axe de vos réflexions sur la route, l’automobile comme objet industriel, les contraintes du trajet et le prototype par l’usure. Quel fut l’objectif de ce projet de voyage, entrepris de Paris à Tokyo, en passant par la Russie et la Sibérie, à bord d’une Renault Espace achetée 1000 € sur Internet ?
J’avais aperçu à Odessa, en Ukraine, une voiture du marché japonais, une Nissan S-Cargo, petite camionnette de livraison, inspirée des années 30. Dans les années 90, il existait en Russie un marché de l’automobile d’occasion japonaise. Les gens allaient ainsi au Japon acheter des voitures, les faisaient passer en Russie, en traversant la Sibérie sur des routes longues, chaotiques et mal goudronnées, pour les ramener jusqu’à Odessa, donc aux portes de l’Europe. Progressivement, l’idée m’est venue de suivre la même route mais dans l’autre sens.
Parallèlement, j’avais beaucoup voyagé au Japon et je m‘intéressais à la culture japonaise, comme le Wabi Sabi, la beauté mélancolique d’un objet usé. Wabi signifie la beauté mélancolique (comme une feuille morte), et Sabi, l’usure, la fracture. C’est un moment poignant dans la vie d’un objet, quand il est à la limite de servir encore. Son usage devient rare et précieux. J’étais aussi par ailleurs fasciné par ces grandes traversées de paysages sur des routes infinies jusqu’à l’épuisement des corps et des mécaniques. Quand on voyage en Russie, on s’aperçoit que les équipements publics et même privés sont rafistolés, bricolés, améliorés, repeints, comme une volonté de maintenir les choses en ordre de marche le plus longtemps possible.
Tous ces éléments ont fait écho et se sont réunis pour mon expérience. J’avais l’envie de faire ce trajet à l’envers, à bord d’une vieille voiture et l’amener à ses limites en la réparant au fur et à mesure. La Sibérie est profondément Wabi Sabi ; elle porte cette mélancolie de l’usure de manière enracinée. J’aimais l’idée que cette voiture épuisée puisse arriver au Japon où tout est neuf. Dans ce projet, c’est surtout le fait de ne pas s’arrêter qui fait le voyage. Commencer quelque chose sans l’interrompre ; l’inverse d’une aventure.
Avez-vous été confronté à beaucoup de contraintes techniques ?
Dans ce projet de quatre mois, j’ai eu assez peu de problèmes finalement, même avec les 281 000 kilomètres au compteur. J’ai pris conscience que les objets techniques, qui tiennent le plus longtemps, sont les organes les plus primordiaux, comme le châssis et le moteur. Tout ce qui relevait du confort s'est dégradé très vite. On a cassé les suspensions, perdu la climatisation, la radio, les glaces électriques, la fermeture centralisée des portes, le désembuage. Il a fallu rajouter un ventilateur sur le tableau de bord pour pouvoir désembuer. On a dû débourser 500 € de frais techniques durant le voyage.
Aerofiat, l’une de vos oeuvres emblématiques, propose un autre regard sur le prototype, envisagé comme « un chaînon manquant » dans l’histoire du design automobile. Quel a été votre champ d’exploration en inventant une voiture rétrofuturiste à partir d’une Fiat 126 qui parcourt les routes ?
En conduisant cette voiture des années 70, j’ai réalisé qu’elle était l’arrière-petite-fille des prototypes les plus ambitieux des années 30. Elle avait les mêmes caractéristiques. L’idée de relier cette Fiat à son propre passé m’est alors apparue comme une évidence, en ajoutant les formes aérodynamiques des voitures de la première partie du XXe siècle. En piochant dans l’histoire de ces véhicules, j’ai repéré des formes archétypiques, intéressantes à construire grandeur nature sur ma Fiat 126.
J’ai ainsi créé une maquette roulante, sans retravailler la carrosserie, avec des matériaux simples et économiques. Ces Aerofiat sont conçues avec du carton, du plastique, des morceaux de bois, et destinées à être photographiées. Avec le premier modèle, j’avais l’idée de faire un film avec les photos. Je l’ai pensé comme un chainon manquant, une explication plausible dans cette idée d’hybridation entre un véhicule moderne et l’histoire de l’automobile. J’ai imaginé ensuite plusieurs chainons manquants pour plusieurs explications possibles dans différentes branches.
J’ai roulé avec la première Aerofiat dans un rayon de 20-30 kilomètres pour en faire un film plongé dans des paysages industriels ou de proches campagnes. La seconde a été créée pour le printemps de Cahors en 1998 comme une œuvre d’art roulant dans la ville. Sur 1000 kilomètres, je l’ai ensuite emmenée sur la route de Cahors, en passant par Lyon, jusqu’à Paris. Il est toujours important d’éprouver les choses par moi-même. Mes projets sont performatifs et accessibles à tous, liés à une économie domestique. Je suis comme un découvreur de solutions possibles.
Avec Ryder Project, la route prend aussi son importance. Qu’est-ce qui vous a décidé à suivre ce convoi de camions de déménagement pendant onze jours pour traverser le paysage nord-américain, d’est en ouest ?
C’est un projet que j’ai proposé à un musée dans l’Oregon dans le cadre d’une manifestation qui invitait des artistes français sur la côte ouest des États-Unis. L’idée est partie de mon premier projet Glooscap, la construction d’une ville américaine imaginaire parfaitement réaliste. J’avais entrepris un très long voyage aux États-Unis pour prendre des photos et faire des relevés dans différentes villes qui me permettaient de réifier et de concrétiser ce plan imaginaire. Ce voyage a duré six mois, sur 35 000 kilomètres. C’était mon premier long trajet. Dans ce parcours, j’avais été étonné des distances dans les plaines, la partie centrale des États-Unis, ces mouvements assez lents qui traversent le pays. Des road movies à Kerouac, traverser ce continent est un geste fondateur pour tout Américain, comme un rituel de passage dans le monde adulte. Il y a cette permanence du motif du déplacement. En réfléchissant sur cette exposition à Portland, je me suis aperçu qu’à cet endroit avaient abouti les premiers convois de chariots. Ce constat m’a fait comprendre que la traversée du paysage continuait l’histoire américaine. Le mouvement des Américains est la nature même de l’unification du pays.
J’ai ainsi proposé au musée d’organiser un convoi de trois camions Ryder. Ce sont des locations « on way » ; on les loue à un endroit et on les rend à un autre dans une agence du même loueur. Cette enseigne est connue outre-Atlantique. Quand on les aperçoit sur les routes, on se dit que ces gens, ces familles, quittent tout pour ne jamais revenir. Il y a quelque chose de poignant et de mélancolique. Les Raisins de la colère de John Ford résonnait dans mon projet. Ce nomadisme, qu’on évoquait au départ, rejoint ce voyage vers l’ailleurs, mais dans sa relation avec l’histoire. Ryder Project est l’intermédiaire entre Aerofiat et L’expérience Wabi Sabi : le déplacement dans le caractère historique.
Vos productions puisent dans tous les formats et genres cinématographiques, dans les architectures modulaires. Elles témoignent en effet d’une réflexion sur le temps et l’Histoire. Est-il important pour vous de toujours requestionner ce qui a été fait, et de réinventer un monde circulaire, fluide et libre au déplacement ?
Oui. Je prends toujours ce qui a été fait comme point de départ et non comme point d’arrivée qui transformerait mon travail en une limitation dans une énième et même recherche. J’ai toujours l’impression qu’il faut aller au-delà de ce qui existe. Je n’utilise jamais l’Histoire de l’Art comme une idée référentielle, et je ne me sens pas contraint d’utiliser un médium (dessin, peinture, photo, cinéma, sculpture). Je passe mon temps à dire que je ne suis pas photographe alors que je fais énormément de photographies. Je dessine continuellement. Je suis surtout attiré par des éléments ou des événements qui semblent séparés. À l’instar de ce lien entre les projets de Peter Cook et les cellules de chantiers d’Algeco, qui a fait naître Plug-in City. C’est-à-dire l’avant-garde architecturale des années 60 et la réalité du chantier dans les années 90. De la même manière que ce lien entre Rambo et la nature du paysage et des montagnes dans la culture américaine. Je constitue mon travail à partir de décalages.
Votre travail emprunte effectivement au carnet de voyage et à la notion d’utopie. Quel est pour vous le rôle de la photographie ?
Elle rend indispensable le déplacement. Pour moi, c’est primordial, car elle inverse les approches. Ce ne sont pas des photographies pour l’image, mais pour en prendre, il faut que je me déplace. On augmente ainsi notre attention au monde. On le regarde avec plus d’acuité. La photographie me rend très attentif. Elle parvient peut-être à finalement représenter tout mon travail. J’y trouve tout ce qui m’intéresse.
Depuis que vous avez quitté Renault pour ce décalage entre vos ambitions et celles de l’entreprise de privilégier le profit au concept, quel regard portez-vous sur votre parcours ? Répond-il à vos attentes ?
J’ai réussi à ne pas faire ce que je ne voulais pas faire (rire). À savoir participer à la création d’objets qui soient des empêchements du monde. Je ne voulais pas vendre pour vendre ni séduire pour séduire. J’ai mené une vie dans laquelle je rends visible des idées déjà existantes, avec des relations à l’Histoire. Je rends ainsi le monde plus intéressant qu’il n’était, et participe à la transformation des regards, en renouvelant les richesses. J’aime voir le monde comme l’espoir des gens. Par le filtre de mon travail, un algeco n’est plus un algeco mais devient l’héritier de Peter Cook. Une bête petite voiture des années 70 n’est plus une petite chose loupée mais devient l’héritière d’une période héroïque. Une voiture usée et cassée n’est plus à détruire au profit d’une neuve, mais la transcription d’un concept fondateur de la culture nippone. Je suis content de ce parcours plutôt que de construire des objets qui ne servent à rien d’autre qu’à gagner de l’argent. La route de l’art, que j’ai entrepris, s’est avérée ainsi pour moi raisonnablement confortable.
Alain Bublex, An American Landscape, Éditions In Fine éditions d'art, Paris, 2020. Le dessin animé peut être vu sur Youtube.
Vous avez la possibilité de consulter le site Internet d’Alain Bublex, ainsi que celui de la galerie qui la représente, la Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois.
(Texte : Nathalie Dassa, Paris, France / Crédit photo : Anissia Kuzmina, Alain Bublex, Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois)