Mary Ellen Mark, au nom des Damnés

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D’une plongée dans près de deux millions de clichés pris par la reporter américaine Mary Ellen Mark décédée en 2015, Martin Bell, son mari et collaborateur, a sélectionné pour un livre-somme 880 pages de photographies saisissantes, de portraits, dont ceux qu’elle réalisa, à la fin des années 1980, des Damm, une famille en marge, sans emploi, qui vécut des années à bord d’une voiture.

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L’œil photographique de Mary Ellen Mark (1940-2015) développa au fil de ses reportages, de ses portraits une vision du monde marquée par l’empathie envers les exclus de la société. Sous son objectif, elle dialogua avec des êtres à vif, écorchés, des toxicomanes, des prostituées, des malades mentaux, des fugueurs, des enfants des rues. Dans ses clichés, le plus souvent en noir et blanc, elle délivre les mondes secrets des Etats-Unis, les tribus de naufragés avec qui elle développait des liens intimes. Ce refus de la distance entre le photographe et le sujet est palpable dans une œuvre qui capte la violence extérieure ou intérieure qui broie les êtres. La puissance de ses portraits de marginaux, d’exclus s’origine dans la révélation de la vie sauvage, de la beauté, du désespoir qui traversent ces êtres que le système a largués.

Sans artifice, sans voyeurisme

Attachée aux personnes qu’elle photographiait, elle suivait souvent leur parcours durant des années, comme c’est le cas de Tiny, qu’elle photographia durant l’enfance, à l’adolescence et ensuite mère, ou encore de la famille Damm. En 1987, sans artifice, sans voyeurisme, elle s’immerge dans l’existence d’une famille en marge, sans emploi, qui vécut des années à bord d’une voiture. Durant huit ans, elle suit pour le magazine LIFE le couple formé par Dean et Linda, leurs deux enfants et les deux enfants d’un premier mariage. Les ayant revus des années plus tard, en 1994, elle observe combien le décrochage socio-économique de la famille s’est aggravé, combien les désordres psychiques, l’addiction à la drogue, la misère et les drames quotidiens se sont amplifiés. 

Documentariste, Mary Ellen Mark évite tout prisme moral, toute bien-pensance, tout jugement. Elle saisit les affects, le désarroi, les crises qu’endurent le couple Damm, leurs enfants et leurs innombrables chiens. Prolongeant le travail de Dorothea Lange lors de la Dépression des années 1930, elle photographie ce que le rêve américain ne veut pas voir, les déclassés, ceux qui perdent pied, le corps de Linda couvert de tatouages, l’espace de la voiture qui leur tient lieu d’espace de vie, la tendresse qui relient ces anges déchus, le capharnaüm de leur véhicule et leur capharnaüm mental. Malédiction du nom de Damm qui porte en lui la promesse d’être des Damned, des damnés de la terre. L’affection qu’elle porte aux êtres qu’elle photographie éclabousse ses images. Ceux et celles que tout le monde a oubliés, désire forclore, elle les met sur le devant de la scène en refusant le misérabilisme, en pariant pour un pacte esthétique et politique.  

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Violence du système

Suivre les Damm, leur existence précaire, leurs déboires, témoigner de leurs errances, entre existence dans la voiture et motels miteux, ranchs abandonnés au milieu du désert près de Los Angeles, c’est mettre en récit imagé leur histoire, leur fierté, leur singularité, le démon de la drogue qui ravage les parents, la détresse des enfants. La violence que le système inflige à ceux qui décrochent se redouble dans les tourments psychiques qui ravagent Linda, la mère. Toutes ces Amériques souterraines, cachées, Mary Ellen Mark les montre comme elle a mis en scène, au plus nu, les drogués de Londres, les fugueurs de Seattle, les patientes de l’hôpital psychiatrique de l’Oregon (dans son livre Ward 81) les prostituées de Bombay (dans son livre de photographies en couleur, Falkland Road, qu’évoqua magnifiquement Hervé Guibert).  

Mary Ellen Mark ne passe pas en touriste, en visiteuse pressée mais, afin de gagner la confiance des personnes qu’elle choisit, elle passe des mois auprès des femmes de Bombay, des détenues du quartier de haute sécurité d’un HP d’Oregon, des enfants des rues de Seattle, abandonnés par leurs familles, prostitués, drogués, elle passe des mois en compagnie des Damm. Sans tricher, sans enjoliver mais sans amoindrir des êtres qu’elle illumine d’une dignité souveraine, montrant leurs combats, leurs rechutes, leurs révoltes, leurs refus du moule social. Ses photos dé-stigmatisent les créatures que l’œil stigmatise. Parfois, elle se frotte à d’autres sous-groupes qu’elle approche sans jugement moral, recherchant à saisir des moments intimes, tendres comme c’est le cas avec des membres du Klu Klux Klan, de milieux néo-nazis.


Mary Ellen Mark, The Book of Everyting, Steidl, Göttingen, 2020.

(Texte: Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Mary Ellen Mark, DR)