Les doubles lignes d’Aude Seigne

Découvrir les États-Unis, ses paysages, ses mentalités, ses architectures, ses villes, ses imaginaires, sa mythologie, implique de soulever les clichés qui la recouvrent, de traverser les fantasmes que nous nourrissons. Après Chroniques de l’Occident nomade (prix Nicolas Bouvier), Les Neiges de Damas, Une toile large comme le monde, Aude Seigne retrace dans L’Amérique entre nous, le road trip américain de trois mois dans lequel s’engagent deux journalistes, une journaliste people et un reporter animalier.

Comment s’ouvrir à un continent qui, plus que tout autre, est recouvert d’images, de fictions ? Comment entrer en contact avec New York, ville qui requiert tout particulièrement un travail préliminaire d’arrachement aux stéréotypes, au mixte de réalité et d’imaginaire qui la cadenassent ? « Il ne faut pas marcher beaucoup pour comprendre que nous sommes entrés dans New York par la banlieue, que nous sommes très loin de Downtown Manhattan, des brassées de dollars numériques de Wall Street, du clinquant de Broadway. Il me vient que je ne connais aucune ville qui exporte autant d’images d’elle-même, alors que nous sommes ici depuis trente minutes et que l’image me semble déjà incomplète. »  

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Double amour

Chacune des neuf parties s’ouvre sur une liste de chansons, exceptionnellement de morceaux classiques, qui donnent la tonalité des régions traversées. Le voyage sur les terres du grand corps de l’Amérique du Nord se double d’un voyage sentimental, d’une mise en récit du double amour que vit la narratrice, éprise de Henry avec qui elle sillonne les routes d’Oncle Sam, éprise d’Emeric avec qui elle eut une histoire d’amour avant son départ. Les deux vertiges se croisent, sous-tendus par les chansons de Queen, Crazy Little Thing called Love, Because The Night de Patti Smith, Perfect Day de Lou Reed, par l’Adagietto de la Symphonie n°5 de Mahler…  

Le livre dénoue les faisceaux de lignes qui composent l’existence, interroge les liens entre les événements, leur résonances (l’avortement que subit la narratrice avant son départ, le désir d’interviewer les stars d’Hollywood…). Les deux plans sont intimement noués, plan de la géographie extérieure et celui de la géographie intime. Sur l’un et l’autre, il s’agit de confronter les projections imaginaires et la perception présente, les puissances de la fiction et le couperet de la réalité.  

Déconstruction des a priori

La construction d’une rencontre avec le lac Erié, avec les geais bleus, les loups qu’Henry photographie, avec Sioux Fall, les Appalaches, la Californie, le Sequoia National Park ou encore un match de baseball repose sur une déconstruction des a priori, de l’horizon d’attente que la narratrice projetait sur eux. Chaque rencontre d’une ville, d’un paysage, d’un ciel, d’un animal repose sur des strates multifibrées de sensations, de souvenirs, de confrontations entre irréalité des songes et réalité physique. La quête des grands espaces américains nourrit la quête d’un espace de liberté intérieure.  

Si l’émerveillement est la musique de fond du voyage que nous conte la narratrice, il se double d’une analyse des singularités, d’une écoute des disparités extrêmes d’un continent, que les disparités soient géologiques, sociologiques, esthétiques ou culturelles. Les dix mille miles parcourus sur des autoroutes, des routes secondaires leur révèlent « la pluralité des désirs », mais aussi les échos entre la fascination pour des sites naturels d’une beauté à couper le souffle et l’immensité du paysage mental réveillée par les premiers.

« Dans la voiture, nous parlons peu. Le paysage impose le silence, crée un espace mental vierge. Je ne sais à quoi pense Emeric, mais je sais que, dans des moments pareils, le monde me suffit. Me suffisent les heures vides à contempler l’univers tangible, me suffisent les formes et les matières nouvelles, me suffit de savoir que cette image du monde s’inscrit dans ma rétine et dans tout mon système nerveux, pour la première et unique fois. »


Aude Seigne, L’Amérique entre nous, Zoé, Genève, 2022.

(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédit photo : Adobestock/konstantant)