Delphine Bucher, road trips au gré du vent
Cette bouillonnante lyonnaise façonne sa vie au gré de ses rêves, ses voyages et ses envies. Fondatrice des Éditions de la Dernière Chance, illustratrice, lectrice compulsive, fan de cinéma de genre, de punk rock et du DIY, elle signe deux attrayants fanzines, entre texte, linogravure et photos, dans lesquels elle raconte ses road trips à travers les États-Unis sur les traces des écrivains américains qu’elle adule, Jack London en tête. Lire ou conduire ? La question ne se pose pas. Rencontre.
Roaditude – Quel a été le déclencheur de vos envies d’ailleurs ?
Delphine Bucher – Les livres et la littérature que je lis depuis l’enfance. J’ai toujours eu un amour pour les romans d’aventure. C’est ce qui m’a donné la force et le courage de voyager et ce désir incontrôlable de voir de mes propres yeux ce que je lisais. L’éducation de mes parents est allée de pair. Ils m’ont appris à tendre vers ce que j’aimais, à me débrouiller pour l’obtenir et à organiser mes voyages avec mes propres moyens.
Vous utilisez le fanzine pour raconter ces deux voyages dans le Montana et en Alaska. Le second, Vandura Hotel, a, comme vous le mentionnez, eu les honneurs d’avoir un dos carré et un code ISBN. D’où est venue l’idée de ce format ?
J’évolue et gravite dans la scène du fanzine depuis longtemps. The Last Best Place représente en réalité le dernier voyage en date dans le Montana, étalé sur 4 800 kilomètres, avec ma petite sœur et une voiture de location. Les retours ont été très bons. J’ai été invitée à la Fanzinothèque de Poitiers, la plus importante d’Europe. J’en avais imprimé 100 au départ et tout s’est écoulé en quelques jours. À mon niveau, cela représente une petite fierté. Aujourd’hui, j’en ai édité 400. Vandura Hotel est mon premier road trip que j’ai écrit après. Ce voyage en Alaska à bord d’un van ne se situe pas au même niveau et n’a pas le même rapport au voyage. Vu l’ampleur du travail, j’ai préféré collaborer avec un imprimeur et avoir un numéro ISBN comme à la bibliothèque (rire).
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La création de votre maison d’édition est-elle arrivée en même temps pour garder le contrôle sur tout ?
C’est exactement cela. À mon retour du Canada en 2014, j’ai commencé à publier mes premiers zines en créant les Editions de la dernière chance, en hommage à Jack London et à son Cabaret de la dernière chance. Je voulais publier des écrits qui me ressemblent, sans modification. Si beaucoup ont encore cantonné les fanzines à l’aspect chronique culturelle, ils prennent diverses formes aujourd’hui : carnets de route, de cuisine, de dessin, de vacances, de photos…
The Last Best Place et Vandura Hotel, c’est donc un festin d’écrivains voyageurs américains : Jack London, Jack Kerouac, John Steinbeck, Mark Twain, Raymond Carver, Jim Harrison, Richard Brautigan, Rick Bass, Doug Peacock, Dorothy Johnson et tant d’autres. Souhaitiez-vous dès le départ réaliser un carnet de route et un « mini guide » des auteurs à découvrir ?
Tout s’est fait un peu naturellement, j’aime tellement parler des livres que j’ai lus et qui me passionnent ! Avec The Last Best Place, je voulais surtout que les gens comprennent les raisons de ce trajet dans le Montana avec ma sœur. J’ai d’abord rédigé une petite chronique sur Jack London, puis sur Richard Brautigan, et ainsi de suite. J’ai voulu créer des ponts entre les routes, les livres et tout ce qui avait du sens avec ce voyage d’un mois.
Jack London est votre écrivain fétiche : coup de cœur de Croc Blanc puis de L’appel de la forêt pendant votre enfance. Ils vous ont donné l’envie de découvrir sa bibliographie, de voyager et de vous lancer sur sa trace. Qu’est-ce qui vous allume l’esprit chez lui ?
Il ne s’arrête jamais ! Peu importe ce qu’il se passe dans sa vie. Ses voyages ne se sont jamais vraiment bien passés. Mais bien ou mal à travers ses romans, il continuait, et ses biographies restent des romans d’aventure. Il avait une soif d’ailleurs tout le temps : que ce soit au fin fond de l’Alaska où il a failli perdre la vie en allant chercher de l’or ou dans les mers du sud où il a failli également mourir après avoir contracté une maladie. Même quand il fait construire un bateau détruit par un tremblement de terre ou quand sa maison est anéantie par le feu, les obstacles ne l’ont jamais freiné. Sa façon d’écrire me fait voyager et me donne envie de le suivre partout. On associe souvent Jack London à l’Alaska par Croc Blanc et L’appel de la forêt, mais il a parcouru le monde et a publié des livres politiques. Aujourd’hui, il me reste une partie à explorer dans mes projets : Hawaï et les mers du sud.
Vous citez également le nature writing, connu en France via les éditions Gallmeister. Ce genre littéraire vous a-t-il inspiré dans l’écriture de vos deux carnets de bord ?
Oui totalement, c’est mon carburant ! Le wilderness ! Un terme typiquement américain qui désigne les grands espaces qu’on n’a pas vraiment en France et qui représentent les États-Unis. Cette littérature donne une importance fondamentale à la nature et les animaux sauvages. Cela devient un personnage à part entière.
Les deux fanzines ne se ressemblent pas. The Last Best Place est un road trip d’un mois avec votre sœur. Vous rencontrez un auteur, Pete Fromm, vous octroyez de la place à la musique, avec une liste de titres à écouter en roulant, et donnez même un rôle non négligeable à la liseuse. Comment l’avez-vous pensé ?
Je l’ai fait au gré du vent. Au départ, je voulais que ma sœur s’investisse dans le fanzine, ce qui ne s’est pas fait. J’ai intégré cette playlist car elle s’en est occupée. Pour Pete Fromm, je l’ai découvert à Lyon au cours d’une rencontre littéraire dans une librairie. Quelques semaines avant notre départ, j’ai tenté ma chance et je lui ai envoyé un mail car nous allions nous rendre à Missoula où il vit. Le projet lui a paru tellement fou et passionné qu’il a accepté de me rencontrer. Nous sommes d’ailleurs toujours en contact. Et la liseuse est un cadeau de mon père. J’ai toujours été contre car j’aime l’objet livre. Mais en voyage, c’est assez pratique. Plutôt que d’avoir un tote bag surchargé à l’aéroport, la liseuse permet d’avoir au moins 500 livres dans une tablette qui fait 500 grammes. Le rétroéclairage est aussi pratique, agréable et même discret, surtout quand on se trouve au fin fond de la forêt.
Vandura Hotel est un road trip en van et à l’ancienne avec votre compagnon d’alors où vous laisser portable et autre GPS à la maison. La rupture est totale, même si vous vous êtes reconnectée au monde avec les cybercafés durant ces deux mois. Comment avez-vous vécu cette coupure et ce retour à la vie « normale » ?
J’ai adoré la coupure ! En vivant neuf mois à Vancouver, puis en prenant la route pendant deux mois en Alaska, c’étaient déjà différentes coupures avec notre quotidien. Nous étions dans une petite bulle après avoir acheté ce van aux allures de celui de l’Agence tous risques. C’était une pure merveille ! Il nous a permis de voyager en Colombie-Britannique et de faire un bout de route dans la région avant de nous emmener du nord de l’Alaska jusqu’à la frontière mexicaine. C’était un GMC Vandura de 1980, d’où le titre. Il était d’époque, avec sa moquette à la Shining, ses boules en bois sur les fauteuils à l’avant et son vieux poste de radio. Un retour dans le temps qui a contribué à cette coupure. Il ne nous a pas lâchés sur les 28 000 kilomètres parcourus, même si nous avons eu deux-trois galères sur la route. J’ai un seul regret, c’est de ne pas l’avoir ramené. Après un tel voyage, on était sur la paille.
L’Alaska sans téléphone ni GPS a poussé cette coupure à son paroxysme. J’ai adoré ne pas penser à mes SMS ni à mes mails. On est tellement au milieu de nulle part qu’on a l’impression que cela n’existe plus. À aucun moment, cela ne m’a manqué, sauf peut-être dans les moments les plus rudes, car on se demande si l’on va survivre. Car faire une randonnée là-bas, sans moyen de communication, c’est rude. On y repensant, nous étions vraiment confiants ; l’Alaska est une bulle dans le froid et la survie. La suite du voyage, entre Seattle, la côte ouest, Détroit, Chicago, New York et Montréal, formant un grand U à travers les États-Unis, était aussi compliquée sans téléphone ni GPS. En ville, il ne faut pas être stressé au volant, ce qui n’est pas mon cas. Le retour en France a ensuite été brutal. J’ai assez mal vécu le fait de devoir retrouver un job et un appartement. On se sent prisonnier de tout et on a envie de repartir.
Vous évoquez cette bible du routard, le Milepost, pour tout savoir sur l’Alaska…
Oui, une carte papier, mieux qu’un GPS ! Il donne le moindre kilomètre, tous les noms des sommets, des rivières, des magasins, des restaurants, des stations essence… Même pour les plus petits villages de dix habitants, tout est consigné. Le Milepost est une mine d’or qui paraît chaque année. On peut planifier son voyage grâce à cette bible. Pour autant, l’Alaska reste simple avec quatre grandes routes qui se croisent dans des villes et une seule intersection, comme Anchorage ou Fairbanks. Le GPS n’est donc pas vraiment utile. Et le réseau n’est pas non plus accessible partout. Même avec nos téléphones, tout serait resté compliqué. Mais je voulais vivre l’aventure, le vrai road trip, sans portable ni Google qui donnent des solutions à tout. Nous nous sommes retrouvés dans le cercle polaire arctique avec deux pneus crevés alors que nous n’en avions qu’un de rechange. Nous avons fait fonctionner notre cerveau et n’avons compté que sur nous-mêmes. La vraie vie, quoi ! (rire)
Dans Vandura Hotel, le road trip s’intègre donc dans un voyage d’un an où vous êtes partie avec le Permis Vacances-Travail (PVT) au Canada, vous offrant la possibilité de travailler, de voyager ou de simplement profiter du pays. Au final, quels sont les avantages et les inconvénients ?
J’y vois peu d’inconvénients, si ce n’est sa durée, trop courte. Aujourd’hui, je pense qu’il est possible d’aller jusqu’à deux ans. Mais à l’époque, le permis n’offrait qu’une seule année. Il permet de découvrir le territoire canadien sans rien avoir à justifier, si ce n’est le fond nécessaire pour (sur)vivre les premiers mois. Voyager avec un sac à dos ou travailler dans un bureau de com, tout est possible. En 2013, c’était déjà la course à la demande car les places sont limitées. Un dossier complet est à remplir et à envoyer à la première heure de l’ouverture des inscriptions. Avec mon compagnon, nous avions fait une demande chacun de notre côté. Rien ne nous garantissait d’être acceptés tous les deux. C’est un peu la loterie.
Notre voyage s’est ensuite scindé en plusieurs étapes : de septembre à fin mars, c’était un mélange de travail et de découverte de la Colombie-Britannique et de Vancouver. Je travaillais douze heures par semaine, cela me permettait d’explorer les environs. D’avril à mai, nous avons exploré l’Alaska en van. De juin à août, nous sommes retournés à Vancouver car nous avions liquidé tout notre argent, il fallait renflouer les caisses. En septembre, le jour même de l’achèvement du visa canadien, nous sommes partis aux États-Unis en sollicitant un visa touristique de trois mois à la frontière. En arrivant avec notre vieux van, les douaniers américains ne voulaient pas nous laisser passer. C'est ce que je raconte dans Vandura Hotel 2, que je suis en train d’écrire et qui retrace l’Oregon, la Californie, le Nouveau-Mexique, l’Arizona, le Texas…
Rouler, écumer le bitume, sortir de votre zone de confort, affronter des climats extrêmes et la vie sauvage (jamais sans votre bombe à ours !), le déplacement et le mouvement restent le plus important pour vous. Qu’est-ce qui a été le plus difficile et le plus régénérant ?
(rire) Le plus difficile, c’est finalement ne jamais s’arrêter. C’est épuisant de rouler en permanence. Le premier voyage durait trois semaines, le deuxième, deux mois, et le troisième, trois mois et demi. Cela dit, ne pas s’arrêter est aussi régénérant car les découvertes nous attendent. Ce sentiment d’inattendu et de liberté apporte énormément. Rouler devient le plus important de notre journée, de notre vie, c’est du bonheur. La route aux États-Unis est toujours pleine de surprises ! Des petits panneaux nous emmènent toujours vers d’autres routes, d’autres villes…
La déception fait aussi partie du chemin. À l’exemple, entre autres, de Missoula dans le Montana, réputée pour être la ville américaine des écrivains. Comment avez-vous géré vos premières grandes déceptions ?
J’ai toujours du mal avec mes grandes déceptions. Je rêve toujours et ici mon but premier était de me rendre à Missoula, l’imaginant comme le hub du voyage. Mais c’est une ville sans âme. Lors de nos premiers échanges, l’écrivain Pete Fromm m’avait prévenu que je serai déçue. Il est vrai que je m’attendais à voir des auteurs écrire en terrasses des cafés (rire). L’Université du Montana a regroupé tous ces auteurs et en a créé un véritable vivier ; je me suis dit qu’il en resterait quelque chose. J’ai idéalisé d’autres villes aussi car j’ai un imaginaire fertile, comme Las Vegas. J’en avais une idée passée nostalgique qui n’existe plus aujourd’hui. Dans le cinéma des années cinquante, cette ville avait l’air vraiment super, sauf qu’il s’est passé du temps depuis et cela ne ressemble plus à la description. Mes déceptions se ressentent volontairement car je ne voulais pas mentir ni idéaliser certains aspects après coup. Heureusement, des villes auxquelles on ne s’attendait pas viennent contrebalancer et sauver ces déceptions.
De ces road trips en famille (votre sœur) et en couple (votre compagnon d’alors), que vous ont-ils le plus appris sur vous ?
Que je pouvais entreprendre des choses que je ne pensais pas pouvoir faire, même si je me dis que je pars sur les traces de Jack London, sans trop réfléchir. Si on réalise qu’on va passer une nuit à -24° et dormir dans un van sans chauffage, cela freine les élans. Mon ancien compagnon a un esprit aventurier. Il a ça dans le sang. Il m’a poussé à surmonter certains à priori. Si je n’avais pas passé le cap, je n’aurais jamais fait la suite avec ma sœur. Il m’a transmis cette confiance et l’aplomb suffisant pour entreprendre ce road trip. Camille a dix ans de différence avec moi et reste ma petite sœur. Nous avons une relation très proche. Dans ces deux voyages émerge ainsi l’idée de passation. Nous sommes passés par des routes sur lesquelles j’avais déjà roulé et je voulais lui transmettre les astuces, comme aller dans les campings car on peut se doucher gratuitement.
Quels sont vos projets ? D’autres road trips prévus ?
Plein ! (rire) Dans les concrets, j’ai prévu de partir un mois pour visiter le Dakota du Sud. J’aimerais refaire The Last best Place à travers la littérature amérindienne. Je veux également explorer la Floride pour ces polars et romans noirs situés dans le sud des États-Unis, une zone qui m’intrigue. Pour ces deux projets, j’ai déjà acheté les guides et noté les endroits qui m’intéressent pendant les confinements. Hawaï est aussi dans mes plans pour ma continuité sur Jack London. En 2014, ma vie m’a offert une parenthèse enchantée grâce au PVT. Aujourd’hui, ma réalité est différente à 35 ans. J’ai un job, un appartement, un loyer à payer. Soit je décide à nouveau de tout quitter, comme j’ai pu le faire avec mon ancien compagnon — et même à 20 ans pour Belfast en Irlande du Nord. Soit j’organise des voyages plus courts mais ils n’auront pas le même impact.
Et dans les projets d’écriture, je prépare justement un petit zine sur mon voyage cet été à Belfast où je croise le temps entre mon retour aujourd’hui et mes souvenirs de vingt ans, le tout nourri de littérature nord-irlandaise. J’ai également prévu de retracer mon voyage en solitaire de dix jours en Écosse, effectué avant le confinement. J’avais loué une Fiat 500 pour rouler vers le nord et faire du camping sauvage. Le voyage fut cartoonesque, j’ai eu plein de petites galères. Le pays n’a pas une météo qui collabore vraiment ; de quoi raconter un road trip du genre « N’allez jamais en Écosse ! » (rire). Et je m’occupe bien sûr de Vandura Hotel 2, qui aura son dos carré, son numéro ISBN et le même nombre de pages car j’aime les collections de livres cohérentes dans les bibliothèques.
Delphine Bucher, The Last Best Place et Vandura Hotel, Les éditions de la dernière chance, Lyon, 2021 et 2022.
(Texte : Nathalie Dassa, Paris, France / Crédits photo : Delphine Bucher)