James Anderson sur les routes de l'Utah

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Après le saisissant Desert Home, James Anderson délivre un envoûtant road trip sur les routes de l’Utah. Le monde qu’arpente le camionneur Ben Jones, déjà protagoniste de Desert Home, est celui des confins, des immensités désertiques de l’Utah, peuplées par de rares locaux, par des excentriques, des êtres fuyant la société.

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En exergue, Juan Rulfo et les Elégies de Duino de Rilke (« Tout ange est terrible ») ouvrent le bal de ce roman noir d’une composition cinématographique qui donne la parole à des espaces désertiques, à un échantillon d’êtres en rupture de ban. La Route 117 révèle le visage caché, oublié de l’Amérique. Sillonnant depuis vingt ans la route 117, la route 191 avec son semi-remorque, Ben Jones livre des denrées de base, des colis, des bidons d’eau aux rares habitants qui ont choisi de vivre coupés du monde, à ceux qu’il nomme les coyotes, les ranchers miséreux. Sur fond de tempêtes de neige, de routes verglacées, d’une attention au silence qui imprègne ces territoires d’une beauté sauvage — déserts arides, falaises rouges de la mesa, rochers, canyons —, Ben Jones, métis Indien et Juif, fuit, à bord de son camion, un traumatisme amoureux, la mort énigmatique d’une femme.

Mystère

Dès les premières pages, le mystère s’installe. Faisant halte dans un relais routier à la sortie de Price, le patron de la station-service lui apprend qu’on lui a laissé quelque chose à la pompe 8. Une étrange surprise l’attend : un imposant chien blanc et un garçonnet aux cheveux noirs ont été abandonnés à la pompe 8. Sur le mot agrafé sur la chemise de l’enfant, il lit « S’IL TE PLAÎT, BEN. GROSSE GALÈRE. MON FILS. EMMÈNE-LE AUJOURD’HUI. CONFIANCE À TOI SEULEMENT. NE LE DIS À PERSONNE. PEDRO ».

Dès qu’il embarque l’enfant mutique et le chien, les rencontres insolites se multiplient. Une mère célibataire lui confie son nourrisson. Flanqué de son curieux équipage, ce solitaire croisera un illuminé, John le Prêcheur qui, portant une croix grandeur nature sur son dos, hante Rockmuse, les environs. Un non moins mystérieux camion fantôme percute le camion de Ben. Le garçon Juan s’avère être une petite fille dont le silence cache de lourds secrets. A son corps défendant, Ben se retrouve pris dans une enquête policière dont la petite fille est le centre. Il se donne pour mission de sauver l’enfant, de dénouer les fils d’une intrigue glauque, parsemée d’individus désaxés, de violences. Sur ces terres des Amérindiens et des Mormons, les tempêtes de neige ne ravagent pas que les paysages. Elles soufflent sous les crânes des déshérités, des solitaires misanthropes, des exilés du désert, des aventuriers qui composent cette autre Amérique, celle des invisibles, des paumés s’accrochant à des villes qui se meurent, se réfugiant dans des ranchs isolés. Samaritain au casier judiciaire bien chargé, Ben se retrouve pris dans un écheveau de meurtres, d’accidents, de dérives. Il se doit de protéger l’enfant de ses bourreaux, de percer l’énigme de cette gamine murée dans le silence qu’il appelle Manita, de sauver John le prédicateur qui a été renversé par un camion, de parier pour la vie, pour le sens quand la mort et l’absurde surgissent de toutes parts, d’arrêter les balles quand elles ne cessent de siffler, de pouponner le bébé Annabelle.

Dépositaire des secrets de la route 117, grand arpenteur de l’asphalte, Ben qui fut un enfant meurtri adopté, est à même de comprendre les failles, les désarrois, les folies de ces créatures vivant dans un monde à part, condamnés à la débrouille. Route biblique, route étroite, traîtresse, la 117 n’est parcourue que par les damnés de la terre. Son décor apocalyptique nous offre une beauté ambiguë, aussi laide que sublime, dans un brouillage des polarités esthétiques du beau et du laid mais aussi des polarités éthiques du bien et du mal et des pôles juridiques de la loi et du hors-la loi. James Anderson affuble le narrateur Ben d’un humour ravageur qui lui permet de contrer le destin, les coups du sort.

Road trip policier

« Si les soldats romains qui ont fabriqué la croix sur laquelle a été crucifié Jésus avaient eu les mêmes talents de menuisier et bu autant de bière que les gars du conseil municipal officieux de Rockmuse, le Christ serait peut-être encore en vie. Les choses seraient peut-être différentes. Ou pas. Qu’est-ce que j’en savais, après tout ? Je n’étais qu’un simple camionneur. »

Road trip policier, psychologique, social, métaphysique, La Route 117 explore le désert géographique de l’Utah et le désert brûlant, vertigineux d’un microcosme de laissés-pour-compte, de desperados. Le premier et le second se logent à l’enseigne de l’extrême, tous deux parcourus de routes qui ne mènent nulle part, défoncées par des ornières, des crevasses, effacées par le sable, par la neige, le vent, l’étourdissant silence.  

« Des routes comme celle-là, il y en avait plein dans la région, qui se croisaient, qui convergeaient, qui sinuaient, qui parfois tournaient en boucle, mais qui toutes ne menaient nulle part. Qui les traçait ? Où étaient-elles censées conduire ? Et pourquoi ? Tout cela avait depuis longtemps disparu, comme les hommes qui les avaient créées. »


James Anderson, La Route 117, Belfond, Paris, 2020.

(Interview: Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédit photo : Adobestock)