« Un espace, une route, peut être aussi animé qu’un visage »

Quel privilège de rencontrer un(e) artiste et de pouvoir entrevoir les forces (éducation, créativité, choix, etc.) qui l’animent, puissantes en elles-mêmes, mais créant toujours un équilibre délicat, duquel jaillit de la beauté. La beauté de Caroline Lessire, jeune photographe et réalisatrice belge, est souvent convulsive. Tantôt portraitiste, tantôt paysagiste, elle nous emmène à la rencontre des tensions de la vie. Dans ses images, il y a tout à la fois du trivial et du sublime, de la solitude et de la joie. Pour aller à la rencontre de cet entre-deux fertile, bien sûr, il faut prendre la route – notamment de la Chine, des Etats-Unis, du Mexique, pour ce qui la concerne. Nous avons confié à Caroline le « Trajet photographique » du numéro 2 de Roaditude, et vous proposons, ici, de faire plus ample connaissance avec elle.

Roaditude – Caroline Lessire : portrait, voyage,… Quelle photographe êtes-vous, et quel a été votre parcours ?
Caroline Lessire – Lorsque l’on me pose cette question, je réponds souvent que la vie a mis la photographie sur mon chemin, mais c’est évidemment un peu simpliste. C’est une histoire d’évidence associée à de la ténacité et du travail. Beaucoup. Mon premier appareil photo appartenait à ma tante et m’a été transmis par mon grand-père.

Visionnaire, comme j’étais curieuse de tout et pouvais m’extasier 15 minutes sur une tulipe ou une abeille, il s’est dit que ça devait être pour moi. J’ai commencé à travailler assez jeune, et chaque expérience a été utile pour affiner ma voie. Savoir ce que je voulais, et ce que je ne voulais pas. Mes boulots m’avaient fait prendre conscience que les carcans 9-17 n’étaient pas pour moi, ni les trajets répétitifs maison-boulot dont je cherchais à échapper en prenant des itinéraires différents. Arrivée à Bruxelles à 17 ans, ce fut la magie de la rencontre avec toute cette sphère culturelle moins accessible à Namur. Concerts, théâtre, cinéma en V.O., je prestais mes heures à l’école avant d’aller découvrir Debord et Cie avec des amis. J’avais aussi rencontré un vieux photographe qui m’a appris à développer. On faisait ça après les cours, dans un petit labo de fortune installé dans sa vieille maison.

D’un point de vue académique j’ai étudié deux ans le journalisme, avant de passer les examens à l’INSAS pour étudier le montage cinéma, une autre passion. Ce ne fut pas simple, dans la famille jamais personne n’avait pris la voie artistique et le diplôme universitaire était valorisé, mais je n’ai jamais regretté ce choix. La première année était à l’analogique, on montait sur pellicule avec feu ces bonnes vieilles Steinbeck, superbe apprentissage qui permet de réaliser l’importance de l’image unique dans le rythme, ce qui est moins évident lorsque l’on commence sur du tout digital. C’est aussi une belle leçon de cinéma d’imaginer tous ces grands chefs-d’œuvre réalisés de la sorte. Ce sont aussi les années où j’ai le moins photographié, sans doute le fait de penser images en mouvement éloigne de l’image fixe.

J’ai réalisé mon mémoire sur la post production avec la caméra RedOne. Un temps j’avais pensé le faire sur le silence dans le cinéma, mais après que deux amies assistantes monteuses aient fait des burn-outs car tout le monde s’empressait de tourner en numérique en “voyant le reste quand on sera en post prod”, c’était sans doute plus signifiant de travailler à établir une filière stable qui puisse servir au plus grand nombre. Je suis partie un mois à Paris suivre la post prod sur le premier long qui se tournait avec cette caméra, prenais des notes, faisais des tests de programmes, de codecs, etc. Durant ce séjour, j’ai rencontré Vincent Moon qui réalise des films sur la musique. Le courant est bien passé. Quelques temps après, il m’a contactée. Il allait faire comme tous les ans un film à l’ATP Festival en Angleterre, son ingénieur son ne pouvait en être et il m’a proposé de le remplacer. Je lui ai dit que ce n’était pas vraiment mon domaine, il m’a répondu que ce n’était pas un problème, il fallait juste ne pas le dire à l’organisateur… J’ai bien sûr embarqué mon appareil ! En parallèle, le film de fin d’étude que j’avais monté avait été sélectionné à Beijing, la chose était assez improbable pour que je décide d’y aller avec ma réalisatrice. Les photos que j’y avais faites ont donné lieu à ma première exposition. Pendant 2-3 ans, j’ai travaillé en tant que monteuse-réalisatrice, la photo toujours gardée comme passion. La pratiquer ainsi me défaisait de toute contrainte, la dirigeant vers ce qui m’intéressait. Musique, voyages, photos de rue, etc. Un jour, j’étais à un concert, un journaliste est venu me voir, car personne ne le couvrait, et il voulait écrire un papier dessus. Je travaille toujours avec ce magazine aujourd’hui.

Au final, je perçois la photographie comme un langage, que j’ai appris comme les langues : sur le terrain, en pratiquant. L’anglais en demandant à mes anniversaires la traduction des chansons de Michael Jackson pour ne plus chanter en yaourt, le néerlandais en allant étudier en Flandres en internat. Pour le reste, enfant, j’avais été marquée d’apprendre que les esquimaux avaient plus de 20 mots différents pour définir la neige : ça signifiait qu’il y avait 20 manières différentes de la regarder ! Le chemin a déjà été long, demain est toujours incertain, mais je suis heureuse d’avoir toujours gardé ça dans un coin de la tête, gardant la photographie dans mon espace à moi, et la dirigeant vers mes centres d’intérêts, variés et en constante , mais toujours tournés vers la découverte.

Voilà, j’ai pris le temps d’expliquer mon parcours ici, c’est la première fois. Sans doute car cela fait sens de le faire dans un magazine qui parle de routes. Sans doute, car c’est intéressant pour les personnes qui pensent que photographier n’est qu’”appuyer sur un bouton”, ou que tout métier artistique n’”est que”. Il y a souvent un chemin énorme derrière, beaucoup de travail. Des sacrifices, des choix. Je repense aussi à ce jeune Français rencontré lorsque je couvrais la Boiler Room à Anvers, qui m’a demandé trois fois comment j’avais eu ce travail. Deux fois j’ai répondu “en travaillant”. La troisième, voyant où il voulait en venir, je lui ai dit que ce n’était pas avec mes beaux yeux. Mais réellement : en travaillant. Il s’est excusé, m’a avoué qu’il aimerait faire ce genre de travail. Que c’était ce qui le rendait frustré. Je lui ai dit : alors vas-y, si tu n’essaies pas, tu ne sauras pas. Si ce témoignage peut pousser ne fut-ce qu’une personne à le faire, cela en vaut la peine.

Quelles sont vos influences ?
Paradoxalement, je regarde peu d’images, de moins en moins. Sans doute car la profusion de celles-ci fait que je n’ai pas envie d’avoir un trop plein. Sans doute car j’aime peu les regarder sur ordinateur, aussi. J’adore aller voir des expos, me nourris beaucoup de ce que j’observe, ressens. J’adore marcher, me perdre dans des villes, des espaces, faire des tableaux avec des corps qui se meuvent dans les rues. J’adore les heureux hasards. Qu’il s’agisse d’Istanbul, de New York ou des déserts, ce qui m’influence est la respiration de ce qui m’entoure, ce qui est dégagé, mon envie à le questionner aussi. J’ai bien sûr mes photographes de prédilection, mais ce qui me touche n’est jamais d’ordre technique – plutôt leurs centres d’intérêts, ce qui les questionne et leur manière de le faire.

Dans le prochain numéro de Roaditude (n°2, hiver 2017) paraîtra une série d’images issues de votre série Low High Ends. Pouvez-vous nous présenter ce projet ?
L’histoire des Etats Unis m’intéresse, celle des civilisations aussi. Leur apogée, leur déclin, les traces aussi, beaucoup. Je me demandais s’il y avait des gens qui continuaient à y vivre, et si oui comment, pourquoi. J’avais le sentiment qu’il y avait quelque chose à trouver, maintenant. Et puis, il y avait l’envie de rencontrer ces espaces tant vu dans les films ! J’ai donc proposé le projet au réalisateur M. Le Lay, rencontré quelques années avant et qui avait l’expérience de tournage en relative autarcie. Se perdre dans les déserts, ça se prépare ! La réalité trouvée sur place a dépassé les projections.

L’une des particularités de cette série, que l’on retrouve souvent chez vous, c’est l’alternance entre paysages et portraits. Quelle est l’idée derrière cette alternance ?
Je ne pense pas du tout qu’il doive y avoir une idée derrière cette alternance. Je pense qu’un espace, une route, peut être aussi animé qu’un visage, des yeux, des mains. Dans la série cela fait sens car cela décrit leur habitat, leur réalité. Ces routes qui traversent les espaces – qu’ils peuvent ou ne peuvent pas prendre, en fonction de la quantité de leur faculté à se mouvoir – ces carcasses ou caravanes vides, ont parfois été délaissées par d’anciens voisins. Beaucoup de choses se lisent dans les silences. Les espaces, les lieux, l’architecture, tout cela contient une énergie propre. C’est peut-être mon côté un peu animiste, le fait de penser que la vie nous entoure de toute part et prend de nombreuses formes diverses.

Dans cette série, notamment, il y a de magnifiques images de route… En quoi celle-ci est-elle un thème pour vous ?
Tout d’abord je ne pense pas qu’il soit possible d’aller dans l’ouest américain et ne pas photographier la route ! C’est tellement fort et emblématique, ces lignes à perte de vue mangées par les espaces. C’est un thème renvoyant à beaucoup de choses. Elles hypnotisent. Lorsque l’on y conduit des heures durant en mode automatique, il y a un moment où l’esprit s’y perd et vagabonde. Enfin, une des phrases qui me marque le plus en parlant de route est celle de Win Wenders :

“Quand j’étais petit, (…) j’avais toujours l’impression que l’Ouest était ce paysage incroyable en train d’être conquis, dans un passé que je situais de façon assez floue, mais dans le XIXè siècle. Quand j’y suis allé, je pensais, pour avoir assisté à cette conquête, que maintenant, ça devait être la civilisation. (…) Mais maintenant, quand on arrive, toute cette culture de routes, de postes à essence, de voitures, de néons, de motels, n’est plus nécessaire. Elle n’est même plus utilisée, en grande partie. (…) La civilisation est arrivée, elle est passée, et maintenant elle est à nouveau en train de disparaître. Les trains ont été les premiers à relier l’Ouest à l’Est. Ils ont déjà entièrement disparu. En fait, on voit que ce paysage-là n’a pas été très impressionné par l’arrivée de l’asphalte, des voitures, et de tout ça. On a l’impression que dans cent ans, il ne restera plus rien de tout cela. Le paysage regagnera. (…) Toute l’idée de l’Ouest est là, ce paysage mythique, mais il n’a pas été conquis véritablement : au contraire.”

Wim Wenders, Written in the West – Photographies de l’Ouest américain, Schirmer-Mosel, Munich, 1987

Avez-vous une route de cœur, qui vous a particulièrement marquée ?
La US-95, sur laquelle se penche un pont de brume, c’était magique. La 66 parce que c’était un peu mon pèlerinage de cinéma. La  Loneliest Road car elle porte bien son nom.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment, et quels sont vos projets d’avenir ?
Ces derniers temps ont été assez chargés et variés niveau boulot, j’ai couvert des événements tels le Bozar Electronic Arts Festival, la Boiler Room, des conférences sur des livres, des films. En parallèle à ce travail il y a celui de rédaction, les séries que l’on souhaite porter plus loin. Celle sur Istanbul me tient à cœur, mais il est peut-être un peu tôt pour que le monde s’y retourne. Autrement, dans un avenir proche, j’aimerais couvrir les élections à New York, y être à ce moment clé. Mon esprit vagabonde aussi à Téhéran, mais je dois creuser !

Pour le reste qui sait, un livre un jour. Ce serait beau.

Une sélection de la série Low High Ends, complémentaire à celle que vous pouvez découvrir dans le numéro 2 de Roaditude :

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Pour en savoir plus sur Caroline Lessire, visitez son site Internet www.carolinelessire.com.

(Interview : Laurent Pittet / Crédits photo : Caroline Lessire)