A l’arrière du camion, rien n’est décoratif

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Pierre de Cafmeyer est un photographe original, érudit et doté d’un solide sens de l’humour et de la dérision. En témoignent ses « portraits » d’arrières de camion qui ont beaucoup plu à notre rédaction. Virée avec un artiste qui aime parcourir en tous sens les autoroutes du Plat Pays pour réaliser des clichés étonnants et amusants.

Roaditude – Pierre de Cafmeyer, que pouvez nous dire sur vous, et notamment sur vos influences en matière de photographie ?
Pierre de Cafmeyer –  J’ai fait des études d’architecture aux Beaux-Arts de Bruxelles, puis j’ai poursuivi avec d’autres formations artistiques. Lorsque j’étais étudiant, beaucoup de cours étaient accompagnés d’images illustratives plutôt qu’artistiques, des images frontales, presque plates, ressemblaient plutôt à des élévations (dessins des façades) d’architecture qu’à des photos. Cette forme de neutralité évitait de s’attarder sur le message sous-jacent qu’un photographe aurait pu faire passer au travers d’un cadrage et d’un angle de prise de vue. Lorsque nous en venions à des photos de Julius Shulman ou de Lucien Hervé, nous étions confrontés à des photographes d’architecture, mais plus à des photographies d’architecture, et les messages entre contenu et représentation devenaient plus confus.

À la séance du cours de cinéma consacré aux films des frères Lumière, j’ai été très intéressé par certaines « vues documentaires »  de leurs débuts, lorsqu’ils filmaient trente secondes de prises de vues à un endroit, sans narration et mise en scène et qui relève, à mes yeux, du domaine de la photographie. Ces différentes formes de neutralités de prises de vues m’ont toujours ouvert des espaces d’imagination. Cela est sans doute à l’origine d’une partie de ma production artistique: observer, approfondir et donc identifier le travail comme personnel, et puis le restituer de façon cohérente et simple, pour en permettre plusieurs lectures aux spectateurs.

Votre série Portraits, constituée de clichés d’arrières de camions saisis sur la route, intrigue… Comment vous est venue cette idée pour le moins originale ?
Un moment donné, pour des raisons personnelles, j’ai parcouru beaucoup de kilomètres entre Paris, Bruxelles et Anvers, et je me suis intéressé au monde de l’autoroute: ses paysages, ses signalétiques, ses architectures, ses infrastructures et ses acteurs. J’ai d’abord photographié les aires de repos avant de développer plusieurs recherches sur la perception du mouvement via les glissières de sécurité, les marquages au sol, les voitures et les camions que je dépassais. Mon regard s’est attardé sur ces derniers qui dégageaient, souvent, des formes, des couleurs et des graphismes originaux et variés.

La première série de photos a été réalisée en Polaroids, car j’aimais l’idée de l’image « instantanée » comme le regard furtif que nous avons sur les camions lorsqu’on les dépasse. L’idée d’une prise de vue en mouvement était acquise, mais le choix de l’angle de prise de vue a demandé un peu de temps. Beaucoup de points de vue semblaient générer des images dont le camion n’était qu’une partie de l’histoire tandis que d’autres étaient insignifiantes. Seule la vue de dos, avec l’absence du chauffeur, l’angle de prise de vue qui s’aligne sur celui du mouvement et la présence importante du revêtement routier m’a semblé créer une histoire qui se suffisait à elle-même.

Cette série s’est achevée avec la fin de la production des Polaroids en 2008. Je n’ai pas poursuivi avec Impossible Project parce que le procédé de développement était devenu différent, plus lent et surtout restait avec les mêmes gros défauts d’images. Il y a environ deux ans, une nouvelle série a vu le jour avec un smartphone et l’application Instagram qui me semblait assez proche de l’esprit Polaroid. Cependant,  je n’applique pas l’instantanéité de diffusion à la minute près, par respect pour les chauffeurs, car personne n’a à savoir qu’ils sont à tel endroit, tel jour et à telle heure.

Pourquoi avoir qualifié de « portraits » ces clichés ?
Parce que l’image est composée comme un portrait en pied, orienté frontalement avec un environnement minimum (une autoroute déserte comme « nature morte »), pour que l’attention se focalise sur le modèle.  Il reflète sa singularité, mais contrairement au portrait « classique », l’orientation du sujet est de dos (rires) et laisse à imaginer ce que l’on peut voir au-delà. L’allusion au portrait se retrouve également dans la technique où le cliché est pris selon un protocole assez similaire de lumière et de cadrage serré. La comparaison s’arrête là puisque le portrait est réalisé en extérieur, avec des contraintes techniques assez exigeantes qui conduisent  à une relative dangerosité de prises de vues.

Ce travail évoque un peu les typologies photographiques des époux Bernd et Hilla Becher, des photos de silos, de châteaux d’eau cadrés tous de la même manière, etc. C’est une référence consciente ?
Vous avez raison de parler de cette filiation que j’assume. J’adore leurs relevés typologiques de châteaux d’eaux et de silos, de certains pignons de maison, qui rejoignent mon intérêt pour les photos dites neutres. Elles sont simples avec un sens artistique, archéologique et presque pédagogique (dans la mesure où elles peuvent sensibiliser une opinion à un patrimoine). Par contre, je suis assez insensible à leurs séries d’architectures industrielles, où ils ne semblent pas à même d’appréhender la totalité architecturale et où ils ne respectent plus leur protocole de neutralité.

Paradoxalement, Portraits semble être une sorte de pied de nez aux conventions de l’art contemporain. Y a-t-il aussi une dimension humoristique dans ce travail ?
Je parlerais même de dimension ironique face aux académismes non assumés de l’art contemporain. Le sujet des camions est presque industriel et le titre « portraits » est souvent référencé dans l’histoire de l’art par de prestigieux peintres, commanditaires, symboles et lieux. Au départ le procédé Polaroid, au développement industriel, de qualité photographique très moyenne, et d’une durée de vie limitée, ajoutait une dimension supplémentaire de dérision par rapport à la Photographie avec un grand « p ».

Sur quelle route avez-vous effectué les clichés ? Et laquelle est votre favorite ?
L’E19 Paris-Amsterdam reste le terrain de chasse privilégié pour ce travail, mais essentiellement sur le tronçon Bruxelles-Anvers qui m’offre un rapport kilomètres par photo relativement raisonnable. Pour un portrait réussi, il faut compter entre 25 et 30 km d’autoroute à parcourir.

Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Quels sont vos projets futurs ?
Une nouvelle (et dernière) série de portraits est en voie d’achèvement : 100% photographique, des grands formats carrés de 100 cm à 150 cm de camions décontextualisés de la route. Dans cette série, la surface de l’arrière du camion s’apparente à un univers industriel où tout est utile, pensé aux usages et où rien n’est décoratif, du moins dans nos pays européens.

Un autre projet de tournages nocturnes est en cours avec pour sujet les éclairages routiers qui se projettent sur une toile qui est filmée. Je transforme une 2 CV en laboratoire mobile dans lequel sont installé toiles et caméras, pour capter les lumières diffusées par les réverbères à travers l’habitacle de la voiture. Chaque route, chaque ville a une identité lumineuse nocturne différente. Ces films génèrent des vidéogrammes qui sont très picturaux.

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(Interview : Nicolas Metzler / Crédits photo : Pierre de Cafmeyer)