12% minimum (2/5) – Un ballet de courbes et de glisse

12% minimum, c’est le feuilleton de l’été de Roaditude. Cinq rendez-vous « en immersion » pour mieux connaître l’équipe de longboadeurs franco-suisse Entre Couzs, qui réunit dix intrépides dont deux filles, entre rêve, passion et danger. Est-ce un sport ? Est-ce un art ?… Chapitre II, quelque part dans les Alpes, rencontre avec Gaétan, Lucas, Marjorie, Augustin et Lyde.

« Yo Colin, est-ce que tu peux rassembler un peu de bois, on risque d’arriver plus tard que prévu. » Le bois était déjà prêt et les premières étincelles jaillirent du briquet suédois, enflammant l’amadou déposé sur les feuilles sèches qui prirent aussitôt. Quelques brindilles et fines lamelles de bois sec furent déposées au centre du foyer et le crépitement d’un feu naissant se mit à claquer dans la forêt. Un coucou chanta ses dernières salutations au soleil se couchant dans le rougeoiement des flammes dansantes. Le crépuscule s’empara des couleurs de l’instant et les premières étoiles apparurent quand le bruit d’un moteur se fit entendre. Le camping sauvage n’étant pas vraiment autorisé à cet endroit, je redoutai un instant que la maréchaussée ne débarque, mais j’entendis vite un « Yeppeeeeeee » de joie sortant de la voiture. C’était le jeune Gaétan Ricord, dernière recrue de l’équipe de longboard-skateEntre Couzs. Ils venaient d’arriver, lui et Lucas Poulain. Suivaient derrière, avec un camion forcément plus lent, Marjorie Roméo et Augustin « Jamon » Jouan.

La compagne de Lucas, Lyde Begue arrivera au cœur de la nuit. Le feu illuminait la forêt et les capsules de bières sautèrent au-dessus des flammes. Nous ne nous étions encore jamais rencontrés mais l’ambiance était déjà chaleureusement détendue. Les présentations se firent autour du feu de camp et le sujet longboard entra immédiatement dans la discussion. Ils revenaient d’un week-end freeride organisé à Yzeron. Les récits de trajectoires impossibles et de chutes violentes laissant de brûlants stigmates sur leurs épidermes devenus insensibles alimentèrent la conversation entre deux questions sur nos vies respectives, et entre deux notes techniques sur le matériel utilisé. Il ne fallut que peu de temps avant de savoir que ce week-end s’annonçait bien. Nous allions bien nous entendre, il n’y avait aucun doute la dessus.

Les rires fusaient sous les étoiles
Il avait fallu quelques échanges de messages avec la bandes des Entre Couzs avant de trouver une date et un lieu qui satisfasse une bonne partie de l’équipe et c’est finalement cinq d’entre eux qui auront pu faire le déplacement quelque part dans les Alpes, pour notre première rencontre (nous souhaitons rester discret sur le lieu exact pour des raisons de sécurité). Le reste de la bande, les absents, récupéraient encore de blessures ou avaient des empêchements. Ils seront tous là pour le gros rassemblement de skateboard, un freeride, lors de l’OutdoorMix Festival début mai et ne disposent que de deux semaines avant de devoir s’élancer à nouveau sur les pentes goudronnées d’Embrun, là où va se dérouler l’événement. La raison l’emportant sur l’envie de faire chauffer les roulements sur une nouvelle route, les absents se contentèrent comme toujours d’avoir tort, et s’enquirent de l’état du spotdès l’arrivée de leurs comparses. Mais à ce moment de la soirée, sans lune ni lampadaire pour éclairer nos esprits embrumés, nul n’était capable ni en mesure d’offrir un quelconque avis sur l’état de l’asphalte. Les premiers retours allaient devoir attendre le lendemain matin. La soirée battait son plein, les rires fusaient sous les étoiles, les basses du caisson résonnaient hors du camion BlackKross, la marque de longboard custom sponsorisant une bonne partie du team, nous étions bien. La nuit s’empara finalement de nous. Le sommeil fut profond, et le réveil se fit en douceur.

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À dix heures, seulement trois voitures étaient passées. Les jeunes prirent le temps de se mettre en place, de monter les roues, de s’équiper, de préparer leurs planches. Lucas, en école d’ingénieur, a pensé son skateboard avec un logiciel de conception 3D. Son sponsor, BlackKross, l’a ensuite réalisé selon les recommandations numérisées. La discussion prit un virage plus technique, et je me noyai dans les expressions que seuls les initiés pouvaient comprendre. « Bushings », « 77a », « Venom », « montés en 170 ou en 165 » – j’imaginai puis saisi vite qu’il s’agissait là de l’empattement entre les roues, assurant plus ou moins de stabilité au profit, ou au détriment, de la nervosité de déclenchement d’un dérapage/freinage d’urgence. Je préparai pendant ce temps mon appareil photo, et c’est Lucas qui se dévoua pour prendre le premier tour au volant du camion suiveur. La première descente fut considérée par mes hôtes comme « tranquille ». Ils ne la dévalèrent qu’à quelques soixante petit kilomètres heure. C’est à ce moment-là, observant Lucas en train de m’expliquer qu’ils n’en étaient qu’à leur tour de chauffe, que je vis un premier soupçon de folie reluire au fond de sa pupille.

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Seulement deux voitures croisées
La route n’étant plus toute jeune, les appuis de mes longboarders étaient forcément moins évidents. Et à voir l’état des roues après la première descente, je devinai vite que le jeu n’en était que plus pimenté. Eux étaient déjà radieux. Ils avaient pu aisément découvrir la pente, les lignes de trajectoire à prendre, où ralentir avant que la route ne se fissure, la façon d’appréhender le bitume lors des dérapages contrôlés. Et les descentes s’enchaînèrent, eux se relayant au volant, moi me postant ici et là, sur la route, pour saisir ces instants avec mon appareil photo, fasciné. J’insiste sur le « fasciné » car c’était à un véritable ballet de courbes et de glisse qu’ils s’adonnaient là, sous mes yeux. La grâce et l’aisance de Marjorie et de Lyde dans leur façon de descendre, la souplesse et la fluidité de Gaétan dans sa manière d’aborder les virages, l’engagement et la puissance qui se dégageait de Lucas et d’Augustin tout au long de la descente, poussant leur vitesse bien au-delà des quatre-vingt kilomètres heures. Quelques chutes sans gravité, les gars glissèrent sur la coquille de leurs protections et nul ne se fit mal. « Pas cette fois » ne puis-je m’empêcher de penser. Seulement deux voitures furent croisées tout au long de cette première partie de journée. Augustin m’expliqua que lorsqu’ils descendent, il y a un code très simple. Un code qui affirme la complicité fraternelle de leur groupe. Un point fermé, dressé en l’air, signifie qu’une voiture arrive, et que ceux qui suivent le premier doivent alors ralentir et faire passer le message. À ce jour, le groupe d’Entre Couzs n’a jamais eu d’accident à cause d’une voiture. L’on me raconte tout du même une vague histoire de descente nocturne et d’un automobiliste n’ayant pas allumé ses phares. Quelques côtes fêlées et une mâchoire fendue pour rappeler que la sanction, la douloureuse, ou parfois même la faucheuse ne rôde jamais loin des bords de route.

« C’est pas d’la coco c’est du parmesan ! » Gaétan et Augustin s’exclamèrent de concert, reprenant le refrain du son hip hop envoyé par les puissantes basses du caisson. La chanson Mets Du Respect Sur Mon Nom, de Caballero et JeanJass aura tourné pendant tout le week-end. Suffisamment longtemps tout du moins pour qu’aucun d’entre nous ne puisse sortir ni le rythme, ni deux des punch-lines de nos têtes, et ce pour les trois sinon quatre semaines qui allaient suivre.

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Vint l’heure de faire les photos avec Jamon derrière la lentille. Il s’était mis à la photographie de skatelorsqu’il s’était blessé à la cheville quelques temps auparavant. Sans pour autant se retrouver immobilisé, il ne pouvait plus vraiment faire de longboard et s’était donc adonné aux frustrants plaisirs de la prise d’images pour ses amis. Les sponsors apprécient toujours d’avoir des images régulières, d’autant plus que le garçon ne manque pas de ressources créatives derrière sa passion pour l’explicable. Doté d’une volonté de tout comprendre, ce qui l’aiguilla lui aussi vers une école d’ingénieur, Augustin me parla de micron, de proton et d’électron. Il m’expliqua que la science, en fait, c’est facile, qu’il fallait oublier tous ces calculs savants, même si ces derniers permettaient de poser les théories sur les futures découvertes. Entre deux démonstrations que je ne pus vraiment saisir, il y glissa le skateboard, et ce qui le fait vibrer. Du haut de ses deux mètres, il peut aller plus vite que quiconque. Pour autant, ce n’est pas la pure sensation de vitesse qui lui procure les décharges d’adrénaline qui l’ont rendu accro. Pour Augustin, c’est le contrôle, la sensation d’être sur le fil d’une violente rupture de trajectoire, trouver l’angle parfait, l’appui ultime qui permettra de suivre sa ligne dans toute sa jouissance. À ce niveau, cela devient une affaire de physique, et je parle plus de la quantique que de son gabarit de Bon Gros Géant Roald-Dhalien.

« Ça vous dis les gars ? On met du respect sur nos noms et on va skater ? » Marjorie fut la première à se lever de table avec la ferme envie d’y retourner. La pause déjeuner était fortement bienvenue pour nombre d’entre nous mais au bout de près de deux heures de break, certains s’impatientèrent. Le soleil tapait fort, l’heure avançait, et Augustin voulait encore faire quelques photos. Moi, je n’avais déjà plus de batterie.

Usagers de la route
Marjorie prit le volant la première cette fois. Je me calai sur le siège passager, le chien entre les jambes. La route s’était bien réchauffée avec le soleil et l’adhérence avait encore évolué, rendant la descente encore plus folle et appréciable d’après les Couzs. « Au début je faisais du roller sur la Promenade niçoise, avec les copines, quoi. C’était notre instant entre filles. Et puis un jour j’ai pris un skateboard pour me balader en ville. Je n’avais encore aucune idée de l’existence même de ce que je fais maintenant, du longboard de descente. Et puis, en bougeant, j’ai rencontré des gens qui m’y ont initié. Vers Aix, je me suis retrouvée avec un groupe d’énervés qui m’ont fait prendre un niveau de bâtard ! »

Elle me parlait tout en dévalant la montagne en tentant de suivre ses comparses dérapant et glissant en toute impunité, loin devant. « Tu sais, pour nous, c’est important d’avoir de bons articles ailleurs que dans la presse spécialisée. On a eu un reportage sur M6 l’an dernier, les mecs nous ont fait passer pour des rigolos. Rien de bien valable pour nous permettre de gagner en notoriété et nous aider à nous faire reconnaître ». Et par quête de reconnaissance, Marjorie et ses amis ne cherchent pas à ce que le longboard devienne un sport de masse. Non, eux, ce qu’ils désirent, c’est juste être reconnus en tant qu’usager de la route à leur tour, au même titre que les cyclistes, motards, et automobilistes. Ils souhaitent pouvoir pratiquer leur art sans avoir à craindre un arrêté préfectoral interdisant subitement la pratique sur une route quasiment vide de toute circulation. Alors, de là à imaginer quelques cols réservé à leur pratique, une ou deux fois dans le mois… Un sourire naquit aux commissures des lèvres de la longboardeuse en évoquant cette douce utopie. Un jour peut-être…

Je descendis du camion, leur donnai rendez-vous deux semaines plus tard, pour le troisième acte de cette balade, sur les pentes surplombant le lac de Serre Ponçon pour le fameux freeride de l’OutdoorMix Festival. Lyde mis le contact, le moteur du camion vrombit, les pneus crissèrent au démarrage, et Marjorie, Augustin, Lucas et Gaétan disparurent dans le soleil couchant, entre deux courbes noire slalomant entre les arbres.

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(Texte et crédits photo : Colin Hemet, Chambéry, France)