Trois visages : flânerie campagnarde et faux semblants
Docu-fiction dans la veine de ses films précédents, comme Ceci n’est pas un film (2011) ou Taxi Téhéran (2015), Trois visages offre l’occasion à Jafar Panahi de mener un réquisitoire à charge, discret et détourné, contre la dictature des mollahs. Que le dernier film du cinéaste iranien ait échappé à la censure, et son auteur à l’emprisonnement, reste un (heureux) mystère, car le réalisateur est sous le coup d’une interdiction de filmer depuis presque… huit ans.
Ayant reçu sur son portable un petit film mettant en scène le suicide d’une adolescente dont les parents ont brimé la vocation de devenir actrice, la comédienne Benhaz Jafari, dans tous ses états, se fait conduire dans le Turkménistan iranien par Panahi (les deux interprètent, ici, leurs propres rôles) afin de tirer l’affaire au clair. En effet, si la comédienne (très célèbre en Iran) soupçonne le suicide d’être une mise en scène, une fake news, elle angoisse à l’idée que l’ado rebelle soit bel et bien morte.
Fausse route?
Et les deux compères de se lancer dans une virée au coeur des paysages arides et splendides du Turkménistan. La voiture du cinéaste devient alors le réceptacle, l’écrin des angoisses de la belle Benhaz Jafari. Le trouble qui s’est emparé de l’actrice contamine assez rapidement le spectateur : Jafar Panahi est connu pour mêler habilement fiction et réalité dans ses œuvres et, de plus, sa passagère ne parle pas la langue natale du cinéaste, le turc. Dès lors, au fur et à mesure que leur enquête pour retrouver la petite Marziyeh avance, le doute s’installe: Panahi n’est-il pas en train de manipuler sa comédienne pour faire son film?
L’arrivée au village de la prétendue suicidée ne se passe pas comme prévu, car l’hostilité des habitants, qui attendaient du réalisateur qu’il règle leurs problèmes (routes à peine carrossables, coupures intempestives d’eau ou d’électricité) rend la tâche compliquée. S’ensuivent quelques digressions et anecdotes tragi-comiques (la vieille qui roupille dans une tombe, le laïus délirant d’un paysan sur les couilles de taureau).
Chauffeur de star
C’est alors que s’opère un retournement complet de situation: l’actrice Benhaz Jafari, dont la notoriété fait se délier les langues et s’ouvrir les cœurs, progresse à grands pas dans ses investigations, tandis que Panahi se voit désormais dans l’obligation de rester cloîtré dans sa voiture: il est grosso modoconfiné au rôle peu reluisant de chauffeur pour la comédienne, la conduisant çà et là, et reste tenu à l’écart des négociations comme du dévoilement de la vérité. Humiliation suprême, une vieille gloire du cinéma iranien (tombée en disgrâce après la chute du Shah), qui vit en recluse dans le village, refuse même tout net de le rencontrer! Il ne verra même pas son visage. Devenu simple observateur d’un jeu d’ombres chinoises, au sens propre comme au figuré, Panahi ne connaîtra la conclusion de l’enquête que par le biais de Benhaz Jafari.
L’occasion, pour le spectateur, de supporter en compagnie du cinéaste, dans sa voiture, quelques lenteurs, d’interminables attentes silencieuses. Mais Panahi, bon prince bonne bouille, d’une patience admirable, ne se départira jamais de sa bonhomie habituelle. Un mec sympa, quoi!
Trois visages, un film de Jafar Panahi (Iran), 2018.
(Texte : Nicolas Metzler / Crédits photos : Jafar Panahi Film Production)