Fenouil et l’Enfer Jaune, le Dakar avant le Dakar
Dès 1972, et durant plus de deux ans, Jean-Claude Morellet, alias Fenouil, a traversé les pièges sableux de Sahara, en Kawasaki. Un périple inédit sur les sillons duquel allait s’installer, quelques années plus tard, la première mouture du Rallye Paris-Dakar. Publié en 1974, le récit de ses odyssées, L’Enfer Jaune, vient d’être réédité.
Ses cheveux ébouriffés lui ont fait gagner, sur les barricades de mai 68, le surnom de Fenouil. Dans les années 1970, celui qui, pour l’état-civil, est toujours Jean-Claude Morellet, signait sous ce sobriquet botanique des articles pour Moto Journal (fondé en 1971). Une autre époque pour les médias, mais aussi pour le désert du Sahara, vierge des compétitions moteur qui en ont fait un terrain de jeu pour Occidentaux en quête d’aventures et de sensations extrêmes, et un décor cinématographique pour les émissions sportives et les journaux télévisés. Aujourd’hui, Fenouil est connu pour avoir mis sur orbite, en 1982, le Rallye des Pharaons et participé à l’élaboration de plusieurs autres compétitions, dont le prestigieux Rallye-raid Paris-Dakar. Pour son créateur, Thierry Sabine, il en a ouvert la route en 1978, suivant les traces qu’il avait lui-même laissées quelques années auparavant lors de sa traversée en solitaire. Il en demeure l’éclaireur resté dans l’ombre, dont le récit des deux traversées pionnières, publié en 1974 sous le titre Une Moto dans l’Enfer jaune, vient d’être réédité chez Interfolio, petite maison d’édition franco-espagnole fort bien inspirée.
« L’appel du désert c’est un peu comme le vertige des profondeurs »
En 1972, la Kawasaki 900 venait de sortir et avait besoin d’un test drive pour la presse spécialisée. Fenouil l’emmène en rodage sur le sable d’Afrique, sur proposition de son importateur, mais juchée sur des pneus trial. Entre Alger et Tamanrasset, cette première épopée transsaharienne emprunte ce qu’il reste de pistes et de voies goudronnées, souvent en état déplorable, balayées par les vents de sables. Là où Ventura, Blier et Belmondo se disputaient la prime dans 100.000 dollars au soleil (Henri Verneuil, 1964), en pleine décolonisation, Fenouil déboule sur une deux roues, flirtant avec l’illégalité et le danger. Sans GPS, assisté d’une vieille Volvo 544 (conduite par Hubert Rigal), et sous le regard de son amie photographe Maria Pietri, il s’éclate (aux sens propre et figuré) sur ces 2000 km qu’il va parcourir entre le marteau d’un soleil de plomb et l’enclume d’un désert impitoyable. L’année suivante, il va encore plus loin, au-delà des pistes balisées, et inaugure des techniques périlleuses de dépassement des dunes en reliant, sur une Kawasaki 350, Paris à Dakar. Un raid qui le fait passer par Adrar (Algérie), Gao et Bamako (Mali), puis à travers le Tanezrouft, au sud-ouest du Sahara, qui servira de calque au plan échafaudé quatre ans plus tard par Thierry Sabine pour ses fous du volant – et du guidon.
Écrites sur le mode du carnet de route ou de mémoires, les pages retraçant ces deux immenses et audacieux périples en deux roues se dégustent comme une comédie d’aventure : entre roublardise et humilité intacte face aux images imprimées par le désert hostile et vertigineux, les anecdotes de pannes, d’épreuves et de dépassements, d’exploits et de rencontres, de découragements et d’euphorie s’enchainent. En filigrane, une fascination pour un espace que peu de personnes verront encore dans un si immaculé état : « Et le désert est là, le vrai désert sans rien, même pas du sable. Des étendues immenses et plates dont la gravité éblouit mon œil de citadin. Au milieu, ce ruban de bitume orgueilleusement absurde dans sa volonté d’aller tout droit – vers où ? Peu importe, l’essentiel est qu’il y aille, qu’il s’enfonce toujours plus avant dans le Grand Sud et moi avec lui. L’appel du désert, c’est un peu comme le vertige des profondeurs. »`
« L’infini, c’est un concept plat et ocre »
Le goudron des routes qui s’enfonce puis se dissous dans le sable, la tôle ondulée des pistes - ces rides transversales régulières dues aux passages répétés de véhicules -, les dunes traitresses, l’angoisse du niveau d’essence, des chutes et des températures infernales sont des images qui s’impriment à l’esprit du lecteur aussi facilement que le sable s’invite dans les chaines, le moteur, les narines et sous les vêtements de ce singulier promeneur solitaire… Mais outre cet inventaire de tout ce que le désert peut offrir de dangers, de désagréments, le récit de Fenouil (licencié en philosophie) laisse glisser quelques fragments d’une esthétique de l’itinérance : « L’infini, c’est un concept plat et ocre comme la terre aride de ce plateau où aucun obstacle ne vient arrêter la vue », écrit-il, songeur. Par ailleurs, il semble entrer dans le désert comme d’autres dans une cathédrale, empruntant les pistes comme d’autres posent le pied dans une nef : « Une légère angoisse m’étreint, comme lorsque j’ai plongé pour la première fois dans la mer avec un masque, un tuba et des palmes- cet instinct qui vous avertit que les règles à suivre sont peu nombreuses, d’une simplicité enfantine mais que la moindre infraction peut vous condamner, cette humilité devant une force naturelle qu’il faut apprendre avant de la saisir à bras-le-corps (…). Mais aussi cette vibration dans la moelle épinière ce frisson de plaisir devant l’inconnu, ce vertige qui a un goût de sel et de soleil. »
« Un abri contre le soleil »
Sa plume, aiguisée par son métier de journaliste volatile et itinérant, lui confère une sacrée dose d’humour quand il s’agit de dézinguer quelques tenaces images d’Épinal, tel le Combi VW si prisé en Europe dans les années 1970, objet de culte encore aujourd’hui, mais d’une parfaite inutilité sur le terrain : « Le Kombi bénéficie en Europe, où on voit ça de loin, d’une excellente réputation pour la piste. Réputation méritée en un certain sens : si vous êtes en difficulté, il suffit de marcher un peu, vous trouverez très vite une carcasse disloquée de Kombi qui vous servira d’abri contre le soleil. »
Fin 1975, Fenouilparticipe au premier raid Côte d’Ivoire/Côte d’Azur, l’ancêtre du Paris-Dakar.Une épreuve bien moins médiatisée, mais plus dure et potentiellementmeurtrière. A partir de là, il croisera la route de Sabine, imprimantdiscrètement son nom sur les tables de loi de ce qui deviendra le rallye le plusmédiatisé de l’Histoire, dont les premières années seront marquées par laprésence d’hommes et de femmes venus chercher dans les sables et les roches dudésert exactement ce que Fenouil était aller y trouver : les plus grandesémotions de sa vie.
Fenouil, Dans l’Enfer Jaune,Interfolio, Paris, 2019.
(Texte : Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse /Crédits photos : Interfolio, Fenouil)