« Visa transit », la route mémorielle de Nicolas de Crécy
Auteur entre autres des bandes dessinées Foligatto, Le Bibendum céleste, Léon la Came (scénario Sylvain Chomet, prixdu meilleur album Angoulême 1998), LaRépublique du catch, Nicolas de Crécy déploie dans Visa transit un road tripplacé sous le double signe de l’aventure et de la littérature.
Dans ce premier volume autobiographiquede ce qui formera un diptyque, l’auteur évoque le voyage qu’il effectua en 1986avec son cousin à bord d’une vieille Citroën Visa. Ils ont vingt ans. Quelquesmois après l’accident nucléaire de Tchernobyl, ils partent sur les routes dansun tacot poussif bourré de livres. Les somptueux dessins à l’aquarelledélivrent le récit d’un apprentissage du monde et de soi au travers d’unpériple placé sous le signe de la liberté, de l’exotisme, ouvert à l’imprévu, àla lenteur. Sans destination précise, les deux jeunes hommes sillonnent lesroutes nationales de France, puis d’Italie, traversent les pays du bloc de l’Estavant de gagner la Turquie.
Mécanismes de la mémoire
Plongeant dans une époque révolue, celle de la guerre froide, exhumant les souvenirs d’un voyage accompli il y a trente-trois ans, Nicolas de Crécy questionne les mécanismes et enjeux de la mémoire, de la métaphysique du temps qui passe. Les pérégrinations dans l’espace, à travers l’Europe et l’Asie, se doublent d’un voyage dans les plis du temps, notamment ceux de l’enfance qui font l’objet de nombreux flash-back. Exercice mémoriel, réflexion sur le dépaysement, sur la dilatation des durées, Visa transit retrace des fragments d’un monde révolu. Un monde où les frontières, les douanes signifiaient le partage entre « deux fictions », la fiction de l’Europe de l’Ouest et celle de l’Est. L’heure est aussi celle du bilan, le saut dans le passé, dans les années 1980 permettant de percevoir les mutations sociétales. C’était il y a trente-trois ans, à savoir « un autre siècle ». « Nous étions dans la préhistoire de l’hypertrophie de la mémoire. N’étaient pas encore survenus cet hippocampe artificiel monstrueux, cette hypermnésie numérique généralisée. Le réel était palpable, parfumé : pas d’écran, pas de filtre ». En filigrane de l’album, un jeu de contrastes entre notre présent dévoré par la géolocalisation, le devenir algorithmique de l’humain, le programmable, la perte de liberté et un passé proche, sans GPS, ni internet, sans vidéosurveillance généralisée.
Tout, dans cetteréactivation d’un périple accompli il y a plus de trois décennies, montre qu’àl’époque, l’humain nouait un autre rapport au monde, à l’espace. Arrivant àZagreb durant la nuit, les jeunes gens font l’expérience d’une ville fantômeplongée dans un décor balkanique inquiétant. Moins d’un demi-siècle plus tard,les villes, Prague, Sofia… sont toutes devenues des Disneyland, écrit Nicolasde Crécy. L’uniformisation des modes de vie, de penser a assassiné l’ailleurs,les différences. Le mur de l’Est est tombé mais a fait place à d’autres murscybernétiques et numériques.
Henri Michaux
Dans ce road trip vers le sud-est, un curieux motard suit la progression de la Citroën Visa, Henri Michaux, l’auteur fétiche de Nicolas de Crécy. Deux ans après sa mort, l’auteur d’Ailleurs, de Voyage en grande Garabagne apostrophe les voyageurs. Facétieux, Michaux les berne, récite un poème de son crû avant de leur avouer que c’est du Benjamin Péret.
Chaleur des routesnationales en Bulgarie, traversée de paysages rougeoyants, brûlés par lesoleil, transit de 24 heures accordé dans les pays de l’Est, pépins mécaniquesde leur vieille monture, somptueux dessins de nuits étoilées… Le voyageréveille des pans d’enfance, actionne les soufflets de la mémoire, réactivantla terreur du narrateur-auteur de voir, quand il était gamin, la Viergeapparaître. Nuits à la belle étoile, péripéties et sortilèges de la descentevers la Mer Noire… Au fil de somptueuses planches et d’un récit magique, Visa transit délivre la poésie d’unvoyage initiatique.
Nicolas de Crécy, Visa transit, Gallimard, coll. Bande dessinée, Paris, 2019.
(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Gallimard)