Alfred de Montesquiou, le constat et l'appel
« Il ne s’agit pas de prévoir l’avenir, mais de le rendre possible ». La phrase liminaire de Sur la route des extrêmes donne le ton de cette « enquête écologique » menée par le reporter Alfred de Montesquiou. Parti sur les routes de l’Amérique du Sud en vue d’une série documentaire pour Arte, Montesquiou a jeté son dévolu sur un continent des extrêmes. C’est là que peuvent se lire, plus qu’ailleurs, les bouleversements entraînés par la crise environnementale.
Le présent de l’Amérique du Sud, le saccage de la forêt amazonienne, la progression de la sécheresse offrent le visage de ce que la planète pourrait connaître si l’on ne change pas radicalement de paradigme, de mode de vie, de production. Par la route asphaltée ou de terre battue, en avion, en bateau, à pied, l’auteur a arpenté des régions dont les biotopes, souvent dévastés, donnent un indice d’évolution pour l’ensemble du globe. Chaque étape du voyage délivre une moisson de données relatives à la vie des peuples autochtones, la faune, la flore, la pollution, la fertilité des sols.
Aucun arbre à l’horizon
De Puyo, de l’hideuse ville polluée de Pucallpa en Equateur à la rivière sacrée qui bouillonne vénérée par la tribu Ashanisha, de la réserve naturelle de Manu à un village sur pilotis bâti sur l’Amazone (il est noyé six mois sur douze), ce qui, en premier lieu, suscite l’inquiétude du reporter, c’est la disparition galopante au fil des années de la forêt amazonienne au profit de l’agrobusiness. Durant des heures de traversée de l’Amazonie, aucun arbre ne se profile à l’horizon.
« Déjà, l’Amazonie commence par endroits à n’être plus que l’ombre d’elle-même. Les cris d’alarme des ONG écologistes sont loin de donner toute la mesure du désastre (…) L’espèce humaine est folle. C’est la seule du règne animal qui détruise son propre biotope, les conditions de sa propre survie ».
Désolation, « solastalgie » provoquée par une déforestation qui met en péril la vie des peuples amérindiens, des écosystèmes, mais aussi de la planète entière. Face aux orpailleurs, aux agriculteurs, se tiennent les tribus indiennes, gardiennes des esprits de la forêt, vivant en harmonie avec un environnement qu’ils ont toujours préservé.
Espace anthropisé
Equateur, Pérou, Brésil, Bolivie, Chili, Argentine… Des étendues jadis intactes portent désormais la trace de l’écoumène, à savoir des terres anthropisées. Presque partout, l’espace est anthropisé. Des tribus coupées du monde ont vu leur existence collective détruite par l’inauguration de barrages qui ont inondé leurs terres, par l’arrivée de bûcherons, d’orpailleurs, de fermiers, d’entreprises minières. Les menaces qui pèsent sur ces peuples ne font que préfigurer celles qui nous prendront de cours.
Le 4X4 s’engage dans la cordillère des Andes, grimpe en altitude, va à la rencontre de peuples qui développent une vision du monde au centre de laquelle prévaut le respect de la nature, des équilibres entre humaines, animaux, forêts, rivières. La voiture gagne Cuzco, s’arrête dans la vallée de Paru-Paru afin de laisser place à la marche. Pour contrer les effets délétères du changement climatique actuel, les Indiens synthétisent savoir ancestral de l’ingénierie incaïque et innovations tirant parti des conditions naturelles, sans altération de ces dernières.
Suivant la route Panaméricaine, l’auteur et ses camarades vont d’Atacama au Chili vers le grand Sud, la Patagonie, la Terre de Feu, Ushuaïa. Le long de la route, des bidonvilles où vivent des travailleurs uberisés, victimes d’une injustice sociale et écologique, la ville industrielle, minière d’Antofagasta. L’équipe entame alors la traversée du grand désert d’Atacama altéré par le réchauffement climatique, menacé par l’extraction du lithium qui ravage l’écosystème préservé des salins. Nécessaire pour le tournant électrique (voiture, vélo…), pour les téléphones portables, les ordinateurs, le lithium, minerai ironiquement dit « écolo », détruit d’immenses étendues dans l’écosystème unique de l’Atacama, menaçant la survie des peuples atacamènes et des espèces qui ont réussi à s’adapter à un milieu aussi aride (flamants roses, renards blancs, pumas, marmottes, nandus — des autruches —, lézards…).
« Notre nouvelle soif de lithium les [le peuple Likan-Antaï] met en péril, mais où se situe le bon droit ? Celui des Atacamènes vaut-il moins que le nôtre ? Et si nous voulons sauver notre monde, pouvons-nous consciemment détruire le leur ? ».
Photos éblouissantes
Illustré par de nombreuses photos éblouissantes, dédié à la jeune génération qui se lève afin de « boycotter les pollueurs », ce livre qui fera date part d’un constat que certains désavouent encore — nous avons irréversiblement abîmé le monde — et lance un signe d’espoir — le continent sud-américain se pose en précurseur d’une prise de conscience écologique. Pendant des siècles, l’humain s’est posé en « maître et possesseur de la nature », l’a exploitée sans merci. Alors que la folie extractionniste, l’idéal du progrès ont montré leurs conséquences mortifères, face à la dégradation des écosystèmes, les partisans de la bio- et géo-ingénierie refusent de changer de paradigme, d’entamer un tournant radical. Ce mode de vie et de pensée respectueux de la nature, les Amérindiens le pratiquent depuis toujours. Alors que, depuis les conquistadors, l’Occident a détruit les cultures amérindiennes du Nord et du Sud, elles nous lèguent un savoir qui nous donne une chance de sauver la planète.
« Je pense que nos valeurs finiront par évoluer face au drame […]. Un gros pollueur ou un défricheur intensif de forêt vierge sera jugé avec le même dégoût qu’un pédophile aujourd’hui. » (Alfred de Montesquiou)
Après la terre, Montesquiou s’engage sur la mer. Détroit de Magellan, navigation au milieu des fjords, fonte alarmante des glaciers, vagues scélérates, les plus hautes du monde, reprise de la route asphaltée et arrivée à l’extrême fin de la Panaméricaine, le cap des Vierges. Après 24000 kilomètres, partant de l’Alaska, la Panaméricaine traversant les deux continents américains, s’achève en Terre de Feu. Au-delà, le Cap Horn, dont les conditions climatiques extrêmes, l’environnement inhospitalier rappellent « à notre espèce qu’elle n’a pas tout pouvoir sur cette planète ».
Alfred de Montesquiou nous lègue un ouvrage essentiel, une cartographie du continent sud-américain, des destructions qu’il subit, mais aussi de l’énergie d’une révolution verte dont il est porteur.
Alfred de Montesquiou, Sur la route des extrêmes. Une traversée de l’Amérique du Sud, Arte Editions/Gallimard, coll. Voyage, Paris, 2019.
(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Alfred de Montesquiou)