En route pour un autre monde (du travail)

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Il est étonnant de voir à quel point la route entretient des liens étroits avec certaines sphères essentielles de la vie de tous les jours, ce qui renforce l’idée – qui nous est chère – qu’elle est l’espace d’une culture spécifique. La revue trimestrielle Ici Bazar, dédiée à une certaine idée du travail (valable et valorisant) et réalisée sur la route, apporte une belle illustration de cette proximité. Elle publie ces jours sont 14e numéro, et ses fondateurs ont fait une petite halte près de chez nous. Rencontre.

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Roaditude – Cécile Gavlak et Alexis Voelin, quels journalistes êtes-vous ? Pouvez-vous vous présenter pour nos lecteurs ?

Cécile – Nous sommes issus de la presse quotidienne. Pour ma part, je suis de Nantes, je suis arrivée en Suisse en 2006. J’ai fait ma formation de journaliste au Centre de formation au journalisme et aux médias (CFJM) à Lausanne, puis j’ai travaillé dans la presse quotidienne et la presse magazine, ainsi que dans la communication en milieu culturel. Avant ça, j’avais fait des études universitaires de théâtre en France. Donc, rien à voir. Mais finalement, avec cette forme de journalisme narratif, je retrouve de la créativité, les personnes dont je parle sont comme des personnages.

Alexis – Je suis né à Genève et j’ai grandi dans la région de Nyon. C’est là que j’ai terminé ma matu, avec l’envie déjà de me consacrer à la photo. Mais mes deux parents étant universitaires, je me sentais obligé de poursuivre mes études, bien que je n’étais clairement pas fait pour ça. J’ai donc essayé, mais après trois ans à l’UNIL, en Lettres, j’ai tout arrêté pour suivre la formation au CFJM à Lausanne, en tant que photographe. J’ai appris mon métier dans la presse quotidienne, une très bonne école ! Mais le type de journalisme dont je me sens proche est plutôt le reportage. Je suis à ma place quand je peux prendre mon temps pour raconter une histoire, transmettre une certaine vision du monde à travers un discours photographique construit.  

Quelle est l’idée qui a donné naissance à votre revue Ici Bazar – un autre monde du travail ?

Alexis – Très bizarrement, on ne s’en souvient plus… On était partis pour un voyage d’un an avec notre van aménagé, un vieux T3 VW de 1984. L’idée était de prendre un peu de recul sur notre quotidien, voir ce qu’on voulait faire de notre vie. À vrai dire, on pensait plutôt changer de voie, s’écarter du journalisme. J’avais quand même pris un appareil photo avec une focale fixe, pour des photos de voyage, de paysages. Je n’avais pas anticipé toutes les rencontres qui arrivent quand on vit sur les routes. Un jour d’hiver, dans un lieu absolument pas touristique, en Grèce, on tombe sur un couple de Français, en tandem, qui avait décidé de pédaler jusqu’au Japon. On réalise alors un petit reportage sur eux, pour nos proches. Le couple récoltait sur des fiches illustrées à l’aquarelle différents savoir-faire appris au fil de leur périple. C’est ça qui nous a intéressés. Je pense que l’idée d’Ici Bazar est née à ce moment-là, mais sans qu’on en prenne conscience. Et puis il y a eu d’autres rencontres, d’autres petits reportages centrés sur la notion travail, et puis le premier numéro imprimé, en 2017.

Cécile – C’était un reportage sur un styliste reconverti en agriculteur qui expérimente la culture du riz en Bretagne. Nous imaginions peut-être faire un livre avec une série de portraits sur le travail. Puis, c’est devenu une revue, on a trouvé des points de vente, des personnes se sont abonnées... On a vraiment le sentiment que tout a commencé par hasard et que la revue nous tire désormais en avant. L’idée est de passer, pour chaque numéro, une dizaine de jours en immersion avec des personnes qui ont un travail atypique, une vocation, une passion qui les habite. On essaie de suivre leur vie quotidienne au plus près pour retranscrire tout ça à l’écrit et en photos et que les lecteurs puissent ressentir les choses de l’intérieur.

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L’une des particularités de votre projet, c’est qu’il est conçu sur la route, puisque que vous avez opté pour un mode de vie 100% nomade. Pourquoi ce choix ?

Cécile – Oui, c’est dans l’ADN de la revue, puisqu’elle est née en voyage. Par la suite, on s’est rendu compte que ça nous permettait de pouvoir réaliser les reportages. On arrive n’importe où et on a avec nous notre maison, notre véhicule, notre bureau. Par contre, on n’est pas 100% nomades. Depuis le début nous faisons une pause en hiver, là où on peut, selon l’endroit où on se trouve. C’est nécessaire pour se reposer. Car vivre sur les routes tout en réalisant une revue de A à Z, c’est épuisant. Parce qu’on photographie, on écrit, mais ce n’est pas tout. On s’occupe aussi de : la mise en page, la diffusion, l’expédition (qui est souvent un moment folklorique), la communication, la relation avec les libraires et les abonnés, la gestion administrative,...

Alexis – C’est épuisant, c’est sûr, mais vivre sur les routes favorise beaucoup les rencontres, souvent intéressantes et forte, ce mode de vie nous offre la possibilité de passer une nuit ou plusieurs dans de beaux endroits, proches de la nature. Tout change tout le temps, l’esprit est tenu en éveil. Pour l’instant, ces points positifs prennent le dessus sur les aspects plus contraignants. Par rapport à la revue, disons qu’on n’a pas fait le choix de vivre comme ça, on s’est retrouvés devant un fait accompli : la revue existe. Si on veut continuer, il faut rester nomades. 

D’un côté, le travail ; de l’autre, la route. D’un côté, une réalité parfois dure aujourd’hui ; de l’autre, une promesse éternelle de liberté et de découverte. Comment conjuguez-vous ces deux univers a priori si différents ?

Cécile – On a constaté que la liberté, en voyage, est une chimère qui s’envole assez vite, passés les premiers temps. Lorsqu’on devient nomades, la liberté se transforme en gestion de contraintes. Il faut trouver de l’eau, un lieu où dormir, etc. Tout ça, en gérant la revue. Par contre, l’improvisation, l’absence d’attaches, les rencontres permanentes : tout cela existe bel et bien, c’est riche ! Dans notre cas, la route est ce qui nous permet de faire ce qu’on fait. Ce serait impossible de passer autant de temps sur les lieux de reportages si l’on devait se loger à chaque fois. Ni de pouvoir être aujourd’hui en Suisse, demain en Bretagne. Même si l’actualité, en ce moment, met son grain de sable dans notre engrenage.

Alexis – C’est sûr qu’on abat une plus grande masse de travail lorsque l’on est entouré d’un certain confort. Je pense bien sûr aux mois d’hiver, quand on habite au même endroit plusieurs semaines d’affilée, mais aussi aux campings, dans lesquels on va parfois. Et puis quand on est sur la route, ça ne veut pas dire qu’on est toujours en train de rouler. On est obligés de rester tout de même relativement stable pour travailler. Soit dans le camion, soit dans un café, soit dans une médiathèque. Le travail passe avant tout.

Un nouveau numéro, le quatorzième, sort ces jours. De quoi parle-t-il ?

Cécile – Ce numéro 14 raconte le quotidien de Myriam, physiothérapeute spécialisée en hippothérapie-K, à Luins (VD) en Suisse. La séance se passe donc à dos de cheval pour ses patients. Elle vit et travaille dans une ferme, avec son mari et ses cinq enfants. Donc le quotidien est dense, animé. On a parlé d’animaux, de mécanique du corps humain, de soin, d’humanité, de handicap. Souvent, la personnalité des gens que l’on suit compte autant voire plus que la profession. Myriam a une énergie incroyable, une force, une solidité inébranlable. Et revigorante.

Votre projet est enthousiasmant, il n’en est pas moins un challenge. Sur le plan entrepreneurial, quels sont vos défis et vos prochaines échéances ?

Alexis – C’est vrai que c’est un défi, pour ne pas dire une folie. Pour créer une revue et la faire vivre, il faut bien plus que les connaissances que nous avions au départ, c’est-à-dire celles liées à notre métier de base. On a donc énormément appris en cours de route. Depuis le début, la vente de la revue, les événements (des expos, des lectures musicales, des présentations en librairies) et quelques collaborations avec la presse permettent de financer le projet. Pour l’avenir, les défis sont, d’une part, de consolider notre modèle économique et, d’autre part, de se lier avec d’autres qui puissent apporter leur personnalité et leurs compétences. On ne peut pas tout faire. On est partis seuls dans l’aventure, mais le projet gagnerait clairement à accueillir de nouvelles personnes.


Toutes les infos sur Ici Bazar sont disponibles sur le site Internet de la revue. Commande en ligne possible.

(Interview : Laurent Pittet, Nyon, Suisse / Crédit photo : Alexis Voelin)