Philippe Will, trafic came

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Et si, au crépuscule des années 1960, alors que s’essouffle le Flower Power, l’hécatombe des musiciens rocks appartenant au club des 27 n’était pas le fruit du hasard, mais bien d’un Malin Génie planifiant l’élimination des fers-de-lance d’une contestation socio-politique qui menaçait le vieux monde ? Basé sur un travail de recoupement de sources, d’archives, extrêmement documenté, Dealer ou la valse des maudits restitue d’une façon très physique et virtuose l’ambiance électrique, les vies à mille à l’heure d’une galaxie de personnages incarnant l’explosion libre des Sixties. Il a fait l’objet d’une réédition cet été.

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Tissé autour de Jean de Breteuil, surnommé le « junkie aristo », comte et fils de Charles de Breteuil, grand fournisseur de stupéfiants dans la jet-set, Dealer tire dans le massif du rock les lignes de la poudre qui circulent entre les Rolling Stones, Keith Richards, Brian Jones, Anita Pallenberg, Marianne Faithfull, Jim Morrison, sa compagne Pamela Courson, Jimi Hendrix, son amante Devon Wilson, le milliardaire Paul Getty Jr et sa femme, la mannequin Talitha Pol, Janis Joplin, son amante Peggy Caserta… Au centre des routes des fêtes, des orgies, de l’approvisionnement en paradis artificiels, se découpe la figure de Jean de Breteuil, playboy destroy, amant de Pamela Courson, de Marianne Faithfull, de Talitha, souvent accusé d’être responsable de la mort de Jim Morrison, d’autres célébrités, leur fourguant une héroïne trop pure, fatale. 

Passant d’un continent à l’autre, le comte défoncé sillonne les routes de Marrakech, la Ville Rouge où se situe la propriété de sa mère, la Villa Taylor, épicentre de toutes les mondanités. Dans ce palais des Mille et une nuits, la comtesse de Breteuil, « Reine des abeilles », reçoit les têtes couronnées, Churchill, le gotha des stars, Chaplin, la Callas, Noureev, Rita Hayworth… Sur des routes écrasées par le soleil, le comte aux yeux vairons gagne le palais Zahia à l’époque propriété de Paul Getty Jr, rencontre Anita Pallenberg avant de faire la connaissance des Stones, roule, stone, vers des plaisirs qu’il s’octroie et qu’il fournit à ses amis.

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Elève brillant, envoyé aux Etats-Unis, il atterrit au consulat français de Los Angeles, respectable en devanture, en réalité plaque-tournante des orgies, du trafic de drogue. Son père, Charles de Breteuil, richissime magnat de la presse, compagnon de De Gaulle, combattant pour la France libre, meurt quand il est âgé de onze ans. Un ancien ami de son père lui met le pied à l’étrier, l’introduit dans le cercle fermé de la French Connection. Les concussions entre sphère politique et milieu mafieux, entre poignée de puissants à la tête du pouvoirs et magouilles occultes composent la tonalité musicale du livre. Dans la Cité des Anges, à bord de son Austin, Jean emprunte la freeway 170, s’aventure dans les lacets de Rothdell Trail, gagne le Laurel Canyon, concentré de « freaks » où il fait la connaissance de Pamela Courson, la « Princesse californienne », du chanteur des Doors, de Frank Zappa. La guerre du Vietnam fait rage, une certaine jeunesse dissidente, en rupture de banc, se mobilise contre la boucherie. Les trafics du consulat sont découverts, le piège se referme. Un mystérieux ami de son père libère Jean des griffes de la CIA, le fait échapper à la prison. Entre les retours à Marrakech, les séjours en France, à Londres, aux Etats-Unis, le comte maudit est sur les routes. Au Maroc, il accompagne Brian Jones au village de Joujouka, célèbre pour ses musiciens mystiques, paradis découvert par Burroughs, Brian Ghysin, ensuite par Brian Jones, Jimmy Page, Ornette Coleman. Durant le Summer of Love, l’été 1967, il vagabonde avec les Getty de Tanger à Londres, de Paris à Marbella, de la Sardaigne à Rome. A Londres, il entre en contact avec Jimi Hendrix, avec Devon Wilson, sa maîtresse, dealeuse, qu’on soupçonnera d’être indic à la solde du FBI.

Manipulé par le FBI ?

Le rêve du Flower Power touche à sa fin, le mouvement hippie sombre dans la déliquescence, l’assassinat de Martin Luther King à Memphis fracasse les espoirs des militants des droits civiques. Jimi Hendrix devine qu’il sera le suivant sur la liste, le prochain homme à abattre. Philippe Will développe, tire au clair les rouages de la machine infernale qui va broyer la contre-culture. Et si Jean de Breteuil avait été manipulé par le FBI, la CIA qui le laisseront vaquer à son drug business ? Si l’ancien ami de son père, un homme influent, l’avait poussé dans cette voie, dans la filière de l’héroïne de haute qualité afin d’ourdir les premières mesures d’un plan d’élimination des idoles de la jeunesse ? La société américaine, anglaise vacille sur ses bases. Héros mythiques d’une jeunesse avide d’un autre monde, Jimi Hendrix, les Stones, Jim Morrison, Janis Joplin représentent un danger absolu dès lors qu’ils s’en prennent aux valeurs conservatrices, à l’idéologie du vieux monde, à la guerre du Vietnam.  

Dans le cadre d’une fiction, le cœur de cette odyssée des junkies dévoile la main qui se tenait derrière les doigts refermés sur la seringue, la main qui a orchestré les morts en cascade de Brian Jones, Hendrix, Janis, Jim Morrison, de Jean de Breteuil ensuite. Celle des services secrets, celle qui maquille en noyade une surdose d’héroïne (Brian Jones), en suicide une défenestration (Devon Wilson), celle qui trafique les autopsies, les causes du trépas (Hendrix, Morrison, Talitha Pol). Pour en finir avec le vent de contestation qui soufflait et menaçait les fondements du système, peut-être certains ont-ils choisi d’en décapiter ses leaders… L’hypothèse romanesque percute les grands orgues de la réalité historique. Pris au piège d’une machinerie qui le dépassait, Jean de Breteuil aurait-il été contraint de se suicider, de s’injecter la dernière dose ?

Le roman de Philippe Will lâche une bombe. Une bombe littéraire qu’on peut lire selon plusieurs niveaux. Magnifiquement agencé, au fil d’une écriture à la fois métallique et sensuelle, le livre reconstitue un des visages de la fin des Sixties et du début des Seventies. Philippe Will relit sous l’angle politique des morts qu’on a rangés dans la case des rock stars maudites. Déchiffrer la face sombre des intrigues et des mensonges politiques de cette époque qui ne cesse de nous fasciner, c’est aussi décrypter les manœuvres du présent. Derrière la romance noire de héros du rock s’abîmant dans les excès, l’auteur fait courir une vérité glaçante, une hypothèse vertigineuse que l’on remisera dans l’imaginaire de la fiction ou qu’on translatera à l’empire du réel. Dans Dealer ou la valse des maudits, le toxico-trafiquant aristocrate est une plaque-tournante instrumentalisée, le pion d’un jeu d’échecs dont les parties sont décidées en haut lieu par des marionnettistes qui tirent les fils de la vie et de la mort du Roi Lézard, de l’Enfant Vaudou, du Lutin blond, de Pearl, de « la plus belle femme du monde » (la mannequin Talitha).

Trafic des faits

Derrière le trafic de came, Philippe Will met le doigt sur le trafic des faits. Il n’y a pas que l’héroïne que l’on coupe au lactose, au glucose. Il y a les faits que l’on coupe avec des bobards, des contes à dormir debout, des versions officielles assenées jusqu’à plus soif. Son écriture, élégante et nerveuse, accomplit l’autopsie des autopsies.

Sur plus de quatre cents pages, Jean fonce sur les routes qui mènent à la propriété de Brian Jones (il sera présent le jour de la « noyade » du Stones éjecté), fait crisser les pneus sur les voies reliant la Ville Rouge à Essaouira où Jimi Hendrix découvre les musiciens gnaouas, fonce sur Sunset Boulevard pour regagner le Château Marmont, quitte la Cité des Anges après la mort de Janis. Il a croisé Charles Manson, il a croisé trop de morts. Arrivé sur le continent, il roule encore, Paris-Marseille afin d’approvisionner la capitale en héroïne d’une pureté à se damner, il roule vers Saint-Tropez vers la demeure de Keith Richards à Nellecôte, il revient sur Paris, rejoint Marianne Faithfull, l’« Elfe celtique ». Il roule à tombeau ouvert vers un finale macabre. Les étoiles du rock sont clouées au firmament. Il les rejoindra le 25 juin 1972, fauché à l’âge de vingt-deux ans, cinq ans avant la ligne des vingt-sept printemps, un an après Jim Morrison. Dealer, un récit stupéfiant.


Philippe Will, Dealer ou la valse des maudits, IGB Editions, coll. Frissons, Paris, 2021.

(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédit photo : Pictorial Press Ltd / Alamy Stock Photo)