Voyage sur la Tōkaidō

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Eléonore Levieux et Vincent Rauel retracent, dans leur ouvrage Michi, la voie, l’une des routes les plus mythiques du Japon, la Tōkaidō, basée sur le recueil d’estampes du maître Hiroshige. Carnet de voyage, apprentissage spirituel, plongée dans l’histoire séculaire de cette « route de la mer de l'est », qui relie Tokyo et Kyoto, ce jeu de piste territorial et artistique remet en lumière l'évolution du paysage japonais face aux transformations du monde urbain.

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Parcourir la Tōkaidō au pays du Soleil-levant, c’est un peu comme traverser la route 66 aux États-Unis, la Transcanadienne au Canada ou la Great Ocean Road en Australie. C’est puiser dans la quintessence d’un pays, revenir aux fondements de son édification, retrouver les imaginaires spatiaux qui la fondent. Cette route célèbre de l’archipel, s’étirant sur près de cinq cents kilomètres, ne garde aujourd’hui de son passé que son tracé le long du pacifique, jalonné de sites remarquables où s’érige en majesté le Mont Fuji. Son histoire est ancrée dans la mémoire collective japonaise, née de l’époque traditionaliste d’Edo (1603-1868). Surnommée la « route de la mer de l’Est », cette voie littorale relie Edo (actuelle Tokyo) à Kyoto, lieu de résidence de l’Empereur. Elle a un rôle clé dans la construction de l’espace artistique et touristique, politique et économique, administratif et territorial. Partagée en une cinquantaine d’étapes, elle fait partie des cinq axes majeurs du Japon, appelés Gokaidō, et a donné naissance au tourisme nippon et à de grandes agglomérations. C’est tout le propos de l’ouvrage des créateurs du collectif Neotravelmakers dont la démarche questionne l’influence de l’art et de l’architecture sur le contexte environnant. 

Hiroshige ou l’art du voyage 

Eléonore Levieux est architecte urbaniste, Vincent Rauel est artiste plasticien. Tous deux ont décidé en 2016 d’entreprendre cet itinéraire emblématique afin de retrouver des traces des lieux dépeints par Utagawa Hiroshige dans sa série d’estampes parue dans le recueil LesCinquante-trois stations du Tōkaidō en 1833-1834. Le duo nous offre ici une plongée instructive entre les époques et un jeu de piste territorial et artistique fascinant entre ces deux ponts symboliques qui marquent l’entrée et la sortie de cette route : Nihonbashi à Tokyo et Sanjō Ōhashi à Kyoto.

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À l’ère d’Edo, les deux villes constituaient les pôles principaux du Japon, reliés par des axes de communication, de circulation et d’échange. Cette route littorale, qui se parcourait à pied et à cheval, fut aménagée de villes relais pour renforcer le contrôle du pays, mais aussi permettre aux voyageurs de marquer des arrêts, profitant des auberges, des restaurants, des commerçants. Elle a su séduire par ses « vues » pittoresques, sacralisées dans les gravures lyriques et épurées d’Hiroshige, tout en bénéficiant de l’essor des guides des lieux célèbres. La Kisokaidō (ou Nakasendō), qui traverse l’intérieur montagneux, a connu le même engouement. Son parcours a d’ailleurs été exposé cette année au musée Cernuschi à Paris via une sélection d’estampes signées par les maîtres Eisen, Hiroshige, Kunisada et Kuniyoshi. 

Aujourd’hui, les pavés ont laissé place aux rails du Shinkansen Tōkaidō pour un trajet Tokyo-Kyoto d’environ trois heures. Dans ce road trip, parcouru à pied et en train en trois semaines, étalées sur plusieurs années, les auteurs font se confronter l’architecture, le paysage, les arts traditionnels et le courant ukiyo-e (« images du monde flottant »). L’époque d’Edo a en effet marqué l’apogée de l’estampe japonaise et du motif du paysage aux tournants des XVIIIe et XIXe siècles. Les voyages devenaient l'un des loisirs préférés des Japonais. Le panorama dépasse ainsi son cadre de simple décor, imposant ses « vues » spectaculaires où évoluent des personnages dynamiques. Ce livre, tel un journal de bord, concentre cette force historique, spirituelle et artistique à la fois autour des planches d’Hiroshige et de dessins contemporains. Vincent Rauel offre à découvrir, pour chaque étape décrite, des vues modernes issues de clichés pris sur le vif au cours de leur voyage. Elles sont réalisées avec des outils ancestraux (pinceau unique, bâton d’encre, pierre à encre) et exécutées sur papier washi (à prononcer « wagami ») fait de longues fibres de mûrier. Si ces perspectives montrent les transformations urbaines dans le sillage du temps, elles mettent avant tout en exergue une tradition graphique japonaise et font montre d’un intéressant travail cartographique.   

Trace, spatialité et part de mystère 

C’est d’ailleurs l’un des points culminants de l’ouvrage. À travers son titre « Michi », traduit par « la voie », ou « la route », ce mot prend différents sens pour représenter ce qui reste de cette ligne tracée au sol du chemin de Tōkaidō. Pour les auteurs, cette traversée devient « un espace en soi, impliquant un mouvement, une circulation, un passage » et dont les derniers éléments encore visibles sont « d’ordre toponymiques, géographiques, topographiques et architecturaux ». Car sillonner aujourd’hui la Tōkaidō, c’est s’enfoncer dans un labyrinthe bitumé, envahi d’infrastructures. Ces stations ont été avalées par le tissu urbain et pour certaines d’entre elles n’en subsiste que le nom. Le duo fait donc le choix de mettre en évidence quelques indices supposés, liés aux estampes, comme un cours d’eau, un arbre ou encore une orientation géographique relative au point cardinal du mont Fuji. Et à l’inverse, d’en souligner ces disparitions et cette impossibilité d’en retrouver des vestiges.  

Ce carnet de voyage témoigne ainsi de manière simple et fluide des évolutions de ces lieux de passage ou de transit, ces lieux de repos ou de contemplation de la nature et de la culture. Une lecture passionnante, le tout nourri par un jeu de cache-cache avec le mont Fuji. Car ce sommet vénéré, qui occupe une place singulière dans l’œuvre d’Hiroshige, restera invisible pour eux, tributaire du climat changeant dans le paysage japonais contemporain. Il vient néanmoins rappeler cette poésie de l’éphémère du cycle des saisons, chère à Hiroshige, qui rendait hommage aux voyageurs affrontant les variations climatiques sur la route. Pour Eléonore Levieux et Vincent Rauel, cette montagne marque ainsi son règne même par son absence et symbolise « la part de mystère d’un Japon qui leur est demeuré inaccessible », suscitant toujours autant de fascination.


Eléonore Levieux et Vincent Rauel, Michi, la voie, Éditions Elytis, 2021, Bordeaux.

(Texte : Nathalie Dassa, Paris, France / Crédits : Vincent Rauel, Éditions Elytis)