Le trucker, ci-devant roi de la route

Exhumée des années 1970-1980, Du diesel dans les veines. La saga des camionneurs du Nord, la thèse de l’anthropologue Serge Bouchard refait surface sous forme d’un essai riche et intime : une immersion en compagnie des truckers du nord du Québec. Ce portrait composite patient fait jaillir de nos mémoires endormies ceux qui ont élu domicile sur les routes.

D’un automne à l’autre, de 1975 à 1976, l’anthropologue québécois Serge Bouchard, décédé en mai dernier à 73 ans, a côtoyé une espèce en voie de disparition : des camionneurs qui rayonnaient à travers le nord-ouest de la Province, sur des routes aux conditions extrêmes et glacées. Pour les besoins d’une thèse à l’Université McGill, il a installé son poste d’observation participante sur le siège passager, dans les trucks stops, les parkings, écouté les discussions enflammées, les échanges rocailleux et le repli silencieux, hypnotique de leur cabine. Il a tout vécu avec eux. L’aboutissement de ce travail, Nous autres les gars de truck : essai sur la culture et l'idéologie des camionneurs de longue-distance dans le nord-ouest québécois était de trempe universitaire. Publié en 1980, ce formidable texte dont l’auteur redoutait à tort l’aridité, a été retravaillé en compagnie du sociologue et éditeur Mark Fortier pour devenir un essai précieux, publié chez Lux. Un accès privilégié au monde évaporé des truckers, « cet individu solitaire enfermé dans sa cabine et porté aux quatre coins du territoire par les lois de la circulation marchande », sur les routes sillonnant la taïga, des confins de l’Ontario, le circuit de l’Abitibi, à celle de la Baie James.  

La route à l’ancienne

« Le trucker […] n’endurerait pas tout ce qu’il a à souffrir s’il ne participait pas aussi à la création d’une culture qui lui est propre », écrit Bouchard en préambule. Cette culture, cette invention d’un monde propre, à rebours des clichés et des représentations hâtives et reproductibles du camionneur, apparaît dans tout son éclat à chaque étape d’un récit captivant, un portrait d’un individu, d’un collectif composite, volubile et de leurs environnements. Les camions bien évidemment, ces monstres mécaniques Ford 6000, Western Star, Kensworth White Freitliner ou Dodge qui appartiennent à la légende, qui abrite la plus grande part de leur quotidien et leur intimité. La route, d’abord et avant tout. Elle est le monde, l’alpha et l’oméga du trucker, part intrinsèque de son identité. Celle de la Baie-James, « construite dans l’urgence pour permettre la réalisation des grands projets de barrages hydroélectriques du bassin de La Grande Rivière réservée exclusivement au transport des matériaux pour ces immenses chantiers ». Un éternel recommencement, un cycle perpétuellement comprime qui exige une attention de tous les instants, l’irréversible guettant lui-même à chaque écueil. D’autres plus sauvages encore parce qu’inconnues ou dont les itinéraires sont mal adaptés aux véhicules. Là, l’immobilité est vécue comme une menace : goulots d’étranglements, voies rétrécies dans les beaux quartiers résidentiels, travaux, contournements mal conçus… De manière générale, la route à l’ancienne, à eux voies, en passe d’être déclassée par les autoroutes, celle qui est objet de nostalgie déjà aux États-Unis dans les années 1970-80 est au même moment encore une réalité au Canada.

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Une théâtralité assumée

Au fil des voyages, chargements, déchargements, pauses et repas en truck stops, Bouchard a accédé « au domaine de l’implicite, celui des choses qu’on entend sans qu’elles soient dites, celles qui échappent au regard superficiel. » Leur aversion pour l’immobilité transforme les lieux qui scandent leur quotidien, terminus, voies de transits, trucks stops, diners, en autant de géographies transcendées, purgatoires ou lieux d’étreintes sociales. Son écoute attentive de leur langage (« trou », « riggin », « beû ») est une plongée fascinante dans leurs représentations, leur psyché, leur habitus et, surtout, dans les ressors des clichés à leur encontre. Le gap entre les préjugés et le réel est comblé par les analyses étayées de l’auteur, adossées à des références anthropologiques, sociologiques et philosophiques. A la théâtralité assumée et ostentatoire des chauffeurs – « Pour devenir camionneur, il faut se prendre pour tel, et cette attitude est loin d’être un mirage sans effet » - répond l’isolement de la cabine, où « tendu tout entier vers les performances que requiert son travail, le camionneur entre plutôt en lui-même. » 

Semblable à l’anti-héros des films de Michael Mann, le trucker n’a pas le temps. Régime, cycle de sommeil, qualité de vie s’en ressentent d’une manière ou d’une autre, de même que la nécessité de connaître la route, de ne pas s’y perdre, de savoir maitriser ses obstacles, ses reliefs, et de prendre les bonnes décisions en cas de pépin - le climat est ses conditions extrêmes dans les Nord passent de désagrément à réel danger. Bouchard n’évite pas, par ailleurs, la relation que ces seigneurs de le route entretiennent avec les autres usagers automobilistes, motards, touristes.

« Prendre le temps d’être avec soi »

Lorsque Bouchard a exhumé sa thèse, savait-il qu’elle aurait valeur de testament ? A mesure que se dessine le visage un peu mélancolique du trucker du Grand Nord, la réflexion, délicate a posteriori, nostalgique, se porte sur sa place dans la logistique mondiale, toute à son des distances géographiques réduites à peu de chagrin, et aujourd’hui source de profondes transformations. Là, c’est encore « au camionneur qu’incombe la tâche de maintenir vivante l’illusion que le monde est petit, qu’il va de soi de trouver en abondance à l’épicerie des oranges et des avocats en décembre. C’est à lui de rendre possibles la construction de barrages gigantesques au nord du Nord et la distribution en Gaspésie d’ordinateurs fabriqués en Chine. » Mais demain ? 

Mais la force du récit de Bouchard tient encore et toujours dans cette manière de décrire l’être au monde de cette caste singulière, à la mesure du mythe et surtout de leur réalité, solitaire et plus contemplative qu’il n’y parait. « Plutôt que de toucher le fond de l’ignorance et de l’ennui, les routiers goûtent à un plaisir de nos jours interdit : prendre le temps d’être avec soi. Aller au fond des choses. Ils savent un secret très ancien : celui de la durée.» Car au fond, « la route est toujours plus qu’une simple route, qu’elle n’est pas un milieu neutre et accessoire dont il ferait usage pour atteindre un but. C’est un environnement à la fois concret et abstrait où il se reconnaît et reconnaît les siens. Un monde. Son monde. Le chauffeur de métier ressent la fatigue de la route, il sait la solitude d’un chemin abattu, la mélancolie d’une chaussée qui s’enfonce à travers les terrains vagues des villes industrielles mortes, tout comme il capte l’inquiétude d’une route sauvage se perdant dans l’horizon. Un camionneur n’est rien hors de cet univers où il suit ses trajets, poursuit sa destinée. » Si elle ne l’est déjà, les routiers en font ce qu’ils en veulent, de la route : une fin en soi.


Serge Bouchard, Mark Fortier, Du diesel dans les veines. La saga des camionneurs du Nord, Lux Editeurs, 2021.

(Texte : Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse / Crédits : Lux Editeur et Archives Hydro-Québec)