« Le compagnon de route », odyssée dans les contrées russes

Dans cette bande dessinée, le duo de vingtenaires, Lucie Quéméner et Tristan Fillaire, nous entraîne en Russie pour un road trip saugrenu et étrange avec une sans-abri illuminée et un cosmonaute qu’elle prend pour Youri Gagarine. Direction le cosmodrome à bord d’une vieille Trabant pour un vol fantasmé vers l’Espace.

Rêver d’un monde meilleur, d’un autre ailleurs, au-delà même du ciel et de la Terre, c’est ce qui va réunir ce duo de personnages dans les rues de Moscou. Pour des raisons diverses, ils vont se rencontrer et tenter de se libérer de leurs fardeaux avec un objectif en vue : cette fusée parée au décollage pour la Station spatiale internationale (ISS). Objet de questionnement philosophique et scientifique, allégorie religieuse, fuite en avant ou folie obsessionnelle… Ce Compagnon de route a l’air de rien plusieurs niveaux de lecture en sous-texte. Car il est aussi beaucoup question des femmes, de leur place et de leur représentation.

Passés par les éditions Delcourt, la scénariste Lucie Quéméner et le dessinateur Tristan Fillaire signent ici leur première bande dessinée ensemble pour Sarbacane. Lui a cependant quelques liens avec la route pour avoir illustré le reportage Les rentiers de l’asphalte pour La revue dessinée. Ces deux vingtenaires français, basés à Paris, nous embarquent ainsi sur plus de cent-vingt pages sur des chemins cahoteux nourris d’imprévus.

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En quête d’une lueur d’espoir 

Olga est une sans domicile fixe, passionnée de conquête spatiale mais surtout obsédée par Youri Gagarine, mort il y a plus de cinquante ans. Nils est un cosmonaute de l’Agence spatiale européenne (ESA) dont la vie bascule du jour au lendemain. Il y a aussi Ahn, une travailleuse du sexe qui aspire à s’élever vers la grâce. L’intrigue fonctionne dès lors comme un récit choral, présentant par chapitre des personnages tourmentés, cassés par la vie, et leurs situations. L’histoire s’ouvre sur cette dernière alors qu’elle tente de porter plainte pour viol contre un de ses clients, un flic, auprès d’un confrère véreux, qui lui inflige la double peine, avant que n’intervienne un autre policier pour prendre sa déposition dans les règles. En sortant du commissariat, elle décide de s’acheter une arme blanche pour se protéger et passe la nuit dans un refuge pour sans-abris.

Parallèlement, Olga erre dans les rues nocturnes et faitla rencontre de Nils, dormant sur un banc, recouvert de son blouson flanqué du logo de l’ESA. Il n’en faut pas plus à cette marginale illuminée pour y voir son Messie Gagarine pour enfin l’aider à accomplir sa grande mission pour sauver l’humanité. Le cosmonaute ne la détrompe pas. Ses rêves d’Espace et de gloire ont été anéantis après avoir subi une crise cardiaque alors qu’il s’entraînait sur un tapis roulant pour son voyagesur l’ISS. Une compatriote, Eileen Evans, qui avait obtenu les mêmes résultats aux tests, mais mise sur la touche, est finalement intégrée à la dernière minute pour le remplacer. Nerestent pour Nils qu’une invitation à assister au décollage de la fusée au cosmodrome et Olga comme ultime espoir d’y parvenir.

En route pour l’Espace… Ou presque 

Démarre dès lors une course contre la montre sur les routes russes à bord d’une vieille Trabant, cette voiture du peuple devenue symbole de l’ex-Allemagne de l’Est, pour atteindre dans les temps la base de lancement. Plusieurs incidents, entre meurtre accidentel et police aux trousses, vont cependant s’imbriquer et perturber leur trajet. L’attrait de ce Compagnon de route, c’est cette immersion inattendue dans un récit à la fois fantasque et mélancolique. La structure formelle appuie dans ce sens, jouant avec des cases aux multiples dimensions, nourries de petites vignettes carrées qui donnent différents tempos à la narration. La justesse et la ténuité presque friable du trait de Tristan Fillaire achèvent ce sentiment : elles sont suffisamment précises pour intensifier la froideur et la grisaille de la ville moscovite ; suffisamment picturales pour dépeindre ces cieux nocturnes nimbés de cumulus et ces paysages forestiers qui s’échappent sous nos yeux ; suffisamment enfantines pour esquisser des petites fusées qui se rêvent dans la tête de cette toquée, paumée dans son monde imaginaire. Fillaire choisit judicieusement ses couleurs, tout en croquant des visages anguleux, taillés à la serpe, pas vraiment avenants, mais dont la sensibilité psychologique qui se dégage de ces personnages, sous la plume de Quéméner, rend cette odyssée de la route des plus singulières.


Lucie Quémérer et Tristan Fillaire, Le compagnon de route, éditions Sarbacane, Paris, 2021.

(Texte : Nathalie Dassa, Paris, France / Crédits : éditions Sarbacane)