American Honey : le rêve américain en panne sèche

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La cinéaste britannique Andrea Arnold documente une jeunesse vagabonde, insaisissable et aveugle de ses propres chaines. Un road trip narcotique et malgré tout rêveur et désinvolte.

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L’ado et la route sont deux objets particulièrement prisés par le cinéma américain. Mais celui-ci n’en a réalisé que très rarement la jonction, en général pour des comédies potaches. Il aura fallu une cinéaste anglaise pour entrelacer ses archétypes majeurs de la culture US. Un film poétique et formellement en phase avec ses sujets (les acteurs pour la plupart non professionnels ont été recrutés sur des parkings, dans des squats ou dans la rue),  qui donne l’impression d’une immense gueule de bois. C’est implacable, sans concession, vibrant.

Depuis Sur la Route de Kerouac, et Kids de Larry Clark, c’est comme si l’espace du possible s’était encore rétréci pour une jeunesse désespérément anesthésiée par une culture populaire mercantile et l’usage récréatif de drogues en tout genre. Parmi eux, certains ont choisi de vivre sans attache en sillonnant le Midwest dans un van, pour aller vendre des magazines au porte-à-porte pour le compte de sociétés qui ont le droit social et la solidarité en horreur. En dehors de toute réglementation, ces kids rendent le fruit de leurs colportages à Krystal (vénéneuse Riley Keaough, qui n’est autre dans la vie vraie que la petite fille d’Elvis Presley), bimbo qui mène la troupe d’une poigne de fer et impose à celle ou celui qui affiche les pires ventes d’être châtié par les autres. En échange, ils reçoivent un maigre salaire, de quoi manger et le logement dans des motels miteux.

Dans un supermarché de banlieue en Oklahoma, le « mag crew » croise le chemin de Star (Sasha Lane, actrice aussi débutante que bluffante), jeune fille métisse solaire mais coincée dans un schéma familial misérable. Séduite par le trublion de la bande, Jake (Shia LaBoeuf en pleine rédemption de ciné indé), elle décide de tout plaquer pour les suivre sur la route et apprendre le « métier » sur le tas. Le groupe est composé de laissés-pour-compte, d’ados en rupture, de gosses errants et pourchassant un instant présent hédoniste qu’ils s’évertuent pourtant à éloigner à grand coup de fumette.  Ils vont de motel en motel, se serrent dans des chambres sans âme, se saoulent ou se droguent, puis se retrouvent au matin sur le parking devant le van blanc. Se motivent sur du gros hip hop façon haka avant d’y grimper en direction de la prochaine banlieue, le prochain chantier, le prochain truck stop où aller vendre ces mags à grand coup de baratin.

End of the road
La manière dont Andrea Arnold film la route, à la fois comme artère et comme processus de déplacement des corps, dont elle filme de manière immersive la vie nomade à l’intérieur du van, raconte son désir de se rapprocher de ces gamins pour mieux montrer les cages invisibles dans lesquelles ils se débattent – où dans lesquelles nous les assignons par nos représentations. A la manière des frères Dardenne, la caméra est à l’épaule, au plus près des visages serrés dans ce camion enfumé et saturé de musique pop (de Rihanna à Springsteen en passant par The Raveonnettes ou Mazzy Star). Le bitume ne s’aperçoit que par bribes, contrairement au ciel qui occupe la majeure partie des plans des paysages qui défilent depuis la vitre. C’est que l’horizon s’est copieusement rétréci depuis l’époque fondatrice du mythe des grands espaces américains et de l’infini des possibles. Pour eux, même si la route les mène d’un point A à un point B, ils sont persuadés de rester imprévisibles, libres comme l’air. Que ce soit dans ce pseudo travail ou dans leurs fêtes enfumées, ils paraissent aussi libres de leurs déplacements que des clients dans un Ikea. La route est tracée, les règles sont insaisissables et les maigres espaces de liberté réelle sont dans l’alcool, les substances, un monde intérieur réduit à peau de chagrin. « Tu veux savoir à quoi ressemble Darth Vador sans son costume », demande Pagan (Arielle Holmes) à Star? « A un squelette. Il n’est qu’un squelette, comme nous tous ». Que reste-il de leur capacité à secouer le monde, à le sculpter à leur image, à leurs désirs quand le rêve a la peau sur les os ? Un instant présent en chasse un autre, une bouffée de joint chasse la précédente.

De banlieues vides en truck stops où règne le chauffeur redneck, la contre-culture qu’ils sont censés représenter se débat, s’ébat, mais ne dérange plus grand monde. Et le rêve est amer. Mais non exempt de cette beauté, de cette poésie insaisissable d’une jeunesse qui continue à défier toutes les définitions. La photographie de Robbie Ryan capte en creux et en contre champs cet infini possible de la route qui s’offre à eux mais qu’ils semblent ne pas voir. Et c’est justement la beauté d’American Honey : parvenir à filmer cette non rencontre, cette promesse non tenue, ce malentendu qui transforme le mythe de la route en illusion, quand la réalité de cette génération ne cesse de s’écraser contre le bitume, le joint et le sourire aux lèvres.


American Honey, un film d’Andrea Arnold, British Film Institute et autres, Royaume-Uni et Etats-Unis, 2016.

(Texte : Nicolas Bogaerts / Crédits photo : British Film Institute et autres)