Depardon on the road

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Photographies de la campagne présidentielle de Richard Nixon, d’une jeunesse en pleine révolte s’opposant à la guerre du Vietnam en 1968, images prises quotidiennement à New York durant l’été 1982 pour le journal Libération, portraits de l’Ouest des États-Unis, cartographie visuelle de la Californie, du Nevada et d’autres états… sous l’angle des fameux « temps morts » depardoniens, renversants paysages du Montana, du Dakota… Depardon USA livre le fruit de trois décennies de rencontre entre le photographe et réalisateur Raymond Depardon et l’espace états-unien. Dans un somptueux ouvrage où figurent de nombreuses photographies inédites, les Éditions Xavier Barral retracent la passion nord-américaine de Depardon.

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Connu pour ses films documentaires (sur le monde paysan, l’internement psychiatrique…), pour ses photoreportages en Afrique, au Sahara, pour avoir couvert la Guerre d’Algérie, Mai 68, la guerre du Vietnam, les maquisards en Afghanistan, pour avoir fondé l’agence Gamma, travaillé à Magnum, Raymond Depardon s’est affirmé dans une esthétique de la subjectivité rompant avec les crédos de l’école du reportage. Si nombreux sont les photographes à chercher le Graal de la photogénie humaine, plus rares sont ceux qui, comme Depardon, ont traqué la photogénie des villes, des paysages. La ville qui, à ses yeux, remporte la palme d’or de la photogénie, s’appelle New York. À l’affût de moments magiques, insolites où la ville dévoile des visages mineurs, secrets, où elle se livre, loin des stéréotypes, il rend un double hommage, à la ville en tant que telle et aux grands maîtres de l’école photographique américaine tels que Walker Evans, Robert Frank.

Photographe majeur de la route
Raymond Depardon s’est depuis longtemps imposé comme l’un des photographes majeurs de la route, de l’errance, du voyage. Des sixties à nos jours, à plusieurs reprises, ses pas le conduisirent aux États-Unis, une terre qui incite à vivre l’appareil au poing, qui développe l’œil de l’oiseau de proie. Au fil de ses pérégrinations, dans une esthétique dévolue au noir et blanc, Depardon immortalise le Strip, le légendaire boulevard de Las Vegas, entre désert, roulette russe, paradis du jeu et de la nuit électrique avant  d’emprunter l’US Highway 163 afin de s’enfoncer dans le territoire Navajo, de traverser l’Utah et de capturer l’âme, les milliers d’âmes de Monument Valley. Il repart, direction désert des Mojaves, visant l’intersection de la State Route 190 et de State Route 127, le carrefour du paradis et de l’enfer ; il foule le sol de la Vallée de la Mort, se tient face à la Death Valley Junction. La Vallée de la Mort saisie dans sa nudité, dans sa crudité, sans sauvetage à la clé. Une terre désolée surmontée de pylônes et d’un hangar, des édifices décrépis, une ville fantôme où seul un chien rôde comme au milieu d’un décor de western. Emprunter l’interstate 90, la plus longue route américaine traversant de nombreux états, reliant l’est à l’ouest, permet de gagner le Montana, le Dakota du Sud, de s’aventurer sur les terres des Sioux, dans le parc national des Badlands au nord des Grandes-Plaines. La quête de Depardon passe aussi par le Nouveau Mexique qu’on atteint par la route 64.

Une des photographies les plus surréalistes, presque davidlynchienne, est prise dans le mirage des sables blancs de White Sand, la voiture, animal métallique au milieu du désert, et les occupants attablés, deux couples s’abritant du soleil.

Un grain de réel affleure
Bataille visait un autre régime de la pensée qu’il condensait dans l’image « Penser comme une fille enlève sa robe ». Depardon photographie le moment où la réalité se dénude, où, un grain de réel affleure. Ce peut être au coin d’une rue déserte, ce peut être la capture d’un « je ne sais quoi » chez des passants affairés ou indolents, la vision poétique de la Vallée de la Mort, d’esprits indiens, de fantômes dans le désert des Mojaves. Dans ses photographies de Taos au Nouveau-Mexique, de Marbury en Alabama, de la vie quotidienne de New York, il laisse monter la magie du lieu, se dépouille des a priori, des clichés qui encombrent l’œil. Raymond Depardon sillonne deux fois, x fois les routes, les États américains. Une première fois géographiquement, une deuxième fois esthétiquement, mentalement. Par ses cadrages, par sa poétique narrative, ses images en noir et blanc donnent à voir ce que nous n’avions pas perçu. Patience et rapidité du déclic se conjuguent dans une chasse à l’image qui donne la vie au lieu de l’ôter. Au fil des années, sans disparaître, l’humain se décentre, se fait plus rare, détrôné par un personnage devenant central, à savoir le lieu. Le lieu n’est pas le décor, la toile de fond, la scène, mais la divinité à qui s’adresser. Il se passionne tant pour les lieux urbains aux géométries épurées que pour les sites d’une nature primordiale où le passé se lit à même les montagnes, le désert.

Raymond Depardon ne part pas seulement à la conquête des étendues américaines, de la Californie au Nouveau-Mexique, du Nevada au Montana. Il part à la recherche de l’espace. L’espace comme partenaire, comme nostalgie de l’infini. L’espace non comme concept, mais comme absolu à arpenter, à interroger, à magnifier. Vers 1999-2000, allant à la rencontre des immenses paysages du Montana et du Dakota, il délaisse son Leica et s’émancipe de la norme en vogue qui lie format horizontal et paysage. Déconstruisant, déboussolant le rétinien, il attaquera le paysage sous le prisme de la verticalité. L’on sait que c’est l’angle qui découpe le visible, qu’une révolution dans l’usage oculaire sécrète un réel insoupçonné. Son œuvre ranime la querelle ancestrale entre idéalisme et réalisme : la beauté réside-t-elle dans l’œil percevant ou, lovée dans la chose perçue, attend-elle d’être délivrée par le magicien qui saura la manifester ?

Après avoir publié d’autres ouvrages du photographe (O6 Alpes maritimes, Méditerranée, Traverser), les Éditions Barral livrent ici un magistral Depardon made in USA.

À l’occasion de la parution du livre, une exposition Depardon aura lieu cet été aux Rencontres de la Photographie à Arles.

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Depardon USA, texte de Philippe Séclier, Éd. Xavier Barral, Paris, 2018. Sort aussi une édition limitée, sous coffret. Parution le 28 juin 2018.
Exposition aux Rencontres Photographiques d’Arles, du 2 juillet au 23 septembre 2018.

(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédits photo : Raymond Depardon – Magnum Photos)