Road trips immobiles (hors-série pandémie #1)

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Confinement et quarantaine oblige, la double ligne, les virages et les beautés des bords de route nous semblent un songe lointain. Pour mieux accepter l’immobilité temporaire, entrons dans l’imaginaire d’un cinéma en perpétuel mouvement : celui des road movies. Initiatiques, romantiques, symboliques, comiques, historiques, voici une première série parmi ceux qui nous sont chers.

New York-Miami (It Happened one Night), Frank Capra, 1934
Fille d’un riche et célèbre magnat, éprise d’un aventurier peu recommandable, Ellie Andrews désobéit à son père qui lui ordonne d’annuler ses noces. Elle grimpe à Miami dans un bus, direction New York et les bras de son charmant. En route, elle fait la connaissance de Peter, un journaliste désœuvré, fraichement viré de son journal, qui, ayant reconnu l’oiseau en fuite, s’empresse de le faire chanter : en échange du récit exclusif de son échappée, il lui promet de l’aider à retrouver son aimé. Si elle refuse, il la balance au paternel. Ellie accepte l’odieux marché, mais voilà que la route réserve ses d’embûches et le bus tombe en panne. Liés par leur pacte, Ellie et Peter font de l’autostop (une scène d’anthologie), partagent une chambre de motel chastement séparée en deux, avant de retrouver le cours de leur vie… Mais le périple aura entretemps fait naitre des sentiments réciproques. Récompensés par cinq Oscars, mené par un duo d’acteur au sommet de leur art et une mise en scène parfaite, New York-Miami a réussi le triple exploit de jeter les bases de la comédie romantique, des screwball comedies et du road movie comme itinéraire transformationnel. Un classique indémodable.

Les Raisins de la colère (The Grapes of Wrath), John Ford, 1940
Un jeune homme, Tom Joad (Henry Fonda), rentre à la ferme familiale en Oklahoma, après avoir purgé une peine de quatre ans de prison pour homicide involontaire. La Grande Dépression sévit alors aux Etats-Unis et, comme beaucoup d’autres fermiers, sa famille est chassée de son exploitation. Ensemble, ils partent à travers le pays dans l’espoir de trouver, un jour, du travail en Californie. C’est le début d’un périple éprouvant, de camps de réfugiés en bidonvilles de fortunes, dans une Amérique en proie à la misère et à l’oppression. Rencontre de deux monstres sacrés – les deux John, Steinbeck et Ford – ce film de 1940, un des tout premiers road movies, est tout simplement la référence pour qui veut comprendre le rôle de la route dans le culture américaine – et dans la culture tout court. Passage obligé.

Les Fraises sauvages (Smultronstället), Ingmard Bergman, 1957
La veille de la cérémonie qui doit honorer et célébrer sa longue carrière de médecin, le professeur Isak Borg fait un rêve étrange où il est confronté à sa propre mort. Le lendemain, il décide de partir en voiture à l'université de Lund en compagnie de Marianne, sa belle-fille. Ce voyage sera l’occasion pour lui de revenir, tant géographiquement qu’émotionnellement, sur les moments qui ont marqué sa vie, et d’en retrouver les protagonistes, notamment sa cousine qui l’entraînait, dans sa jeunesse, au « coin des fraises sauvages ». Un film moral (l’égoïsme est une impasse), certes, mais surtout introspectif, avec une itinérance routière qui mêle sublimement le présent et le passé, le rêve et la réalité. Du grand art.

Le Corniaud, Gérard Oury, 1965
Alors qu'elle n'a parcouru que quelques dizaines de mètres sur le chemin des vacances, la 2 CV bleue d'Antoine Maréchal se disloque, percutée en plein Paris par la Rolls Royce de Léopold Saroyan, directeur d'une maison d'import-export. Pour se racheter, celui-ci offre à Maréchal la possibilité de poursuivre son voyage au volant de la superbe Cadillac décapotable d'un de ses clients américains. Il devra conduire le véhicule de Naples à Bordeaux, où il est prévu que la Cad soit embarquée pour les États-Unis. Séduit par la proposition, Antoine Maréchal ne se doute pas que Saroyan est en réalité le parrain d'un syndicat de gangsters, et qu'il a truffé la Cadillac de produits illégaux, dont le fameux Youkounkoun, « le plus gros diamant du monde », récemment volé. Porté par une musique inoubliable de George Delerue et un couple Bourvil-De Funes à son apogée de drôlerie, Le Corniaud fait reluire les charmes d’un pays (l’Italie) et d’une époque (les grandes vacances au mitan des années 1960) tout autant que les chromes d’une Cadillac Deville convertible.

Duel, Steven Spielberg, 1971
David Mann, représentant en informatique, doit se rendre à un rendez-vous d'affaires en traversant le désert de Californie. Mais la route sera plus dure que prévu. Au volant Plymouth Valiant rouge (comme Christine, oui, oui), il est amené à doubler un énorme poids lourd transportant des matières inflammables. Le routier, dont on ne voit jamais le visage, ne va plus lâcher David Mann, le talonnant, le percutant, zigzaguant devant lui, le guettant après trois arrêts dans des stations-service. Il va devoir trouver une stratégie pour remporter ce duel à mort. Premier monstre de Spielberg qui nous gratifiera de quelques beaux spécimens dans sa carrière (Les Dents de la mer, Jurassic Park), le camion Peterbilt 281 a été tout spécialement choisi par le réalisateur parce que sa face faisait penser à un visage maléfique. Le film regorge ainsi de détails subtils qui contribuent à créer son ambiance unique, et le suspens qui nous tient en haleine sur la highway californienne qui lui sert de décor. 

Point Limite Zero (Vanishing Point), Richard C. Safarian, 1971
La route pour la route, l’art pour l’art. Voilà ce qui, probablement, anime Kowalski (Barry Newman), livreur de voiture de Denver à San Francisco. Dopé aux amphétamines, à la vitesse et à l’hypnose du point de fuite, conduisant sa Dodge Challenger, il tente d’échapper à la police qui resserre les mailles de ses filets, en prenant toujours plus de risques. Ses exploits deviennent légendaires et depuis son micro, le DJ Supersoul exhorte ce Prométhée venu apporter la lumière de la liberté par la vitesse. Point Limite Zero est surtout une course infernale et funeste à travers la vacuité géographique, qui répond à celle du rêve américain, de ses idéaux, de ses valeurs… Kowalksi le sait trop bien, lui le vétéran du Vietnam, ancien policier trop loyal, pilote, cascadeur, épris d’une jolie surfeuse avalée par les flots. Dans son rétro et ses souvenirs, les illusions des années 60 font du sur place quand lui fonce tout droit, comme pour déjouer par l’accélération le mirage du confort et du bonheur. Essai nihiliste, course poursuite expérimentale, film culte, Point Limite Zero est l’incarnation la plus folle de notre besoin d’échapper au vide.

Le Plein de Super, Alain Cavalier, 1976
A regarder ce bijou longtemps resté sur une voie de garage du cinéma français, redécouvert au début des années 2000, le spectateur peut aisément tirer deux conclusions : le road movie ne doit pas tout à l’Amérique ni à son Histoire (c’est vrai, on est très bien Nationale 7 !), et les années 1970 ne sont jamais aussi fascinantes que lorsqu’on leur évite les reconstitutions à coup de moumoutes et pastiches. L’histoire est celle d’un confinement : quatre types d’horizons divers convoient une Chevrolet break vers le Sud de la France. Ça picole, ça cause gras, ça fume et ça rigole, ça s’esquinte et ça s’embrouille aussi. Sans ceinture de sécurité à l’avant ni air conditionné, un réel de gouaille, de morve et de vitres ouvertes qui balaient les cheveux, dans un huis-clos qui déborde la voiture pour inclure restoroutes, bistrots, patelins et jungles locales. Un monde de gaillards (Patrick Bouchitey et Etienne Chicot jeunes), de grandes gueules décapsulées par mai ’68, dont la sociologie, le territoire et le langage sont admirablement cadrés par la caméra presque anthropologique de Cavalier. Comme un François, Vincent, Paul,… sans les autres, direction le soleil, la main droite sur le volant, la gauche accoudée à la portière, la Kanterbraü dans la pogne et la clope au bec.

Un ticket pour deux (Planes, Trains and Automobiles), John Hugues, 1987
Après avoir chroniqué l’adolescence désillusionnée et bravache des années Reagan, John Hugues se tourne vers l’âge adulte et son cynisme yuppie, pour lui tailler un sérieux costard. Neal Page travaille dans une agence de pub de New York mais habite à Chicago, où il doit se dépêcher de rentrer pour Thanksgiving – il fait le trajet en avion, à une époque où « empreinte carbone » évoque plus une tache sur une copie stencilée qu’un malheur écologique. Sur le point de rater son vol, il trébuche sur Dell Griffith, rondouillet représentant de commerce, intrusif et pataud. L’opposé de ce chef de famille bileux et méticuleux. Une tempête de neige, un atterrissage à Wichita (Kansas) et une nuit de de motel cauchemardesque plus tard, les voilà forcés de finir la route ensemble. Un peu en train, et surtout dans une voiture de location qui finira cramée. Le voyageur de l’Amérique n’est plus le motard épris de liberté d’Easy Rider, mais un bourgeois avare de ses privilèges et confit dans son confort matérialiste, contemplant ses certitudes depuis la première classe d’un moyen-courrier. Vivant la voiture et sa promiscuité comme une punition, il en sortira pourtant profondément changé.  Bourré de tendresse, magnifié par le duo Steve Martin (Neal) et John Candy (Dell), Un Ticket pour deux est un anti-road movie comme il y a des anti-héros. Bouleversant et irrésistible de drôlerie.

Thelma & Louise, Ridley Scott, 1991
Au départ, ce devait être un simple week-end entre copines. Louise (Susan Sarandon), serveuse dans un dinner de l’Arkansas, embarque son amie Thelma (Geena Davis) loin de son mari abusif, pathologiquement idiot et phallocrate, à bord de sa Ford Thunderbird 1966. Grisée par ce nouvel air libre, la sage Thelma décide de s’amuser : dans un relais de routiers, elle enfile les tequilas et danse avec un inconnu qui ne comprend pas le sens du mot « non ». Sur le parking, elle manque de se faire violer et ne doit son salut qu’à l’intervention de Louise qui tue accidentellement le malotru. Consciente que leur version n’a aucune chance d’être prise au sérieux (mode culture du viol ON), elles improvisent un itinéraire bis vers le Mexique, le FBI à leurs trousses. En chemin, elles apprennent à se défaire et à se méfier des hommes (salut Brad Pitt !) et des assignations, deviennent de vraies badass. Plus l’étau se resserre, plus le vent de la liberté souffle dans leur nuque. Sur un scénario de Callie Khouri, sorti la même année que le Riot Grrrl Manifesto, Thelma & Louise a préfiguré l’ère #metoo et #balancetonporc. Sa fin superbe a appliqué, avant la lettre, le manifeste « On se lève (s’élève ?), et on se casse ».

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Green Book : sur les routes du sud, Peter Farrelly, 2018
En 1962, alors que règne la ségrégation, Tony Lip, un videur italo-américain du Bronx, est engagé pour conduire et protéger le Dr Don Shirley, un pianiste noir de renommée mondiale, lors d’une tournée de concerts. Durant leur périple de Manhattan jusqu’au Sud profond, ils s’appuient sur le Green Book pour dénicher les établissements accueillant les personnes de couleur, où l’on ne refusera pas de servir Shirley et où il ne sera ni humilié ni maltraité. Au fil d’une route jonchée de toutes les embûches symptomatiques de l’Amérique ségrégationniste, on voit les deux personnages pourtant si différents se rapprocher et nouer une relation forte grâce à la générosité et à l’humour qu’ils ont en commun. Au final, un bon feel good movie (trois Oscars) porté par un duo formidable (Viggo Mortensen et Mahershala Ali), qui est aussi un film sur le racisme et la condition des Noirs, il n’y a pas si longtemps, aux Etats-Unis. Eh non, le Negro Travellers' Green Book n’est pas une invention.


(Texte : Nicolas Bogaerts et Laurent Pittet / Crédit photo : Universal Studios)