"La Route de Salina", le chant céleste de Christophe

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Lorsque Georges Lautner se voit confier l’adaptation au cinéma de La Route de Salina, un roman signé Maurice Cury, il sort de l’énorme succès de son film Le Pacha (1969), avec Jean Gabin. Auteur prolixe, romancier, essayiste et poète, Cury a écrit ce polar hors-sol, frontalier, sulfureux et incestueux, sept ans plus tôt. La transposition à l’écran de Lautner, une production italo-franco-américaine, est une commande plus qu’un projet personnel pour le réalisateur des Tontons Flingueurs, mais il répond à son besoin, un peu curieux, de faire un film qui colle à l’époque hippie et vagabonde, au dérèglement générationnel qui clôt les années 1960. L’aura d’étrangeté psychotrope, la confusion des sentiments et des géographies qui inondent cette tragédie doit aussi beaucoup à sa musique, elle aussi devenue culte, en grande partie réalisée par le dernier des Bevilacqua, le défunt Christophe. Qui d’autre que lui aurait pu embrasser son lyrisme onirique et infectieux?

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« Un film psychédélique incroyable »

Quelque part entre road trip en cul de sac et western italien, La Route de Salina est un mélodrame en déshérence, une histoire de peau et de cris, de quiproquo, d’imposture et d’attractions désastres, menée par un trio improbable : Robert Walker Jr (un micro-rôle dans Easy Rider et les séries télés Route 66, Columbo, Bonanza…), Mimsy Farmer (qui s’est illustrée dans More, de Barbet Schroeder, la même année) et une surprenante Rita Hayworth. Cheveux courts, regard cendré, La Dame de Shangai s’accroche alors au feu de la rampe et essaie de relancer sa carrière en Europe.

Le long de la frontière du Mexique (le film a été en réalité tourné aux îles Canaries), un jeune homme désœuvré et sans un sou, Jonas (Walker Jr) échoue dans une station-service et fait la connaissance de Mara (Hayworth), quinqua délirante qui voit en lui son fils disparu depuis des années, Rocky. Jonas/Rocky rejoue Le retour de Martin Guerre, d’autant que la fille de Mara, Billie (Farmer) n’y voit elle aussi que du feu, impatiente de rependre la relation incestueuse avec son frère prodigue. Le piège se referme sur Jonas et dans ce thriller psychologique à l’étouffée, le mensonge, la désillusion, la frustration et l’attirance sexuelles, la passion dévorante forment un maelstrom d’émotions auxquelles correspond une réalisation en flashback, éthérée, à fleur de peau, qui raconte la lente mais sûre ascension vers la mort. Si le film a fait un flop retentissant lors de sa sortie, encourageant Lautner à revenir à la comédie franchouillarde, cet ovni cinématographique a fait l’objet d’un intérêt tout particulier, d’une forme de culte et, récemment, d’une excellente édition en DVD dans la collection Make My Day! conçue par le critique Jean-Baptiste Thoret pour StudioCanal. « La Route de Salina est un film psychédélique incroyable, » racontait ce dernier à Télérama, au moment de la sortie en DVD. « Une sorte de croisement étrange entre Le facteur sonne toujours deux fois (1946), de Tay Garnett, et Zabriskie Point (1970), d’Antonioni ».

Sulfureux et suranné

Sept morceaux sur les 15 que contient la bande originale sont signés Christophe : The Girl from Salina (en trois variations), That’s Nothing, Sunny Road to Salina, Green Dream et Red Mountain. D’autres sont signés du groupe Clinic, une éphémère formation psyché pop américano-britannique en provenance de Paris – dont le titre The Chase, issu de La Route de Salina, a été repris dans le Kill Bill de Quentin Tarantino. Plus obscure et en retrait est la présence, en collaboration avec Christophe sur le titre Cold Water, de Bernard Gérard. Cet ancien arrangeur de Juliette Gréco (sur Déshabillez-moi en 1967), Michel Magne et François de Roubaix, qui a par la suite été le compagnon de route de Pierre Perret de 1973 à 1986, avait déjà réalisé les B.O. de Ne Nous fâchons pas (1966) et La Grande Sauterelle (1967) pour Lautner, ainsi que du Deuxième Souffle de Jean-Pierre Melville (1966).

Avec La Route de Salina, Christophe franchit pour la première fois le pas et fait irruption dans le cinéma. Il y pénètre presque à la dérobée, avec un film qui entre, comme lui, dans la catégorie des objets non identifiés. En poussant la porte, il fait entrer la lumière. Quelque chose de sulfureux et suranné à la fois, entre l’organique, le charnel et le sacrifice à la pacotille psyché. Il partira à la rencontre, dans les grands espaces imaginés par Lautner, de la beauté sauvage et criarde de ses trois interprètes, matière à donner du souffle et de la chair à ses rêveries confinées. Sur Sunny Road to Salina, les instrumentations de Christophe survolent les mirages de Morricone et des western italiens. Lorsque sa voix d’ange éreintée de nuits blanches déchire The Girl from Salina – et le ciel – dans le sillage de notes baroques (clavecins et orgues), les nuages sont prêts à décharger leur crescendo de cordes, de pluies et d’orages sur les sables et les peaux brûlées. That’s Nothing est furtif (à peine plus d’une minute), sifflant comme un crotale son swing frontalier et grisant. Green Dreams et Red Mountains, qui closent les ébats, épousent les formes de mélopées psychédéliques et languissantes dignes de King Crimson, comme on vole un baiser. L’ensemble d’une foudroyante élégance est aussi d’une opulence harmonique (chœurs, cordes…) rarement retrouvée par le Beau Bizarre.  

Baignés de soleil et noyé dans ses reflets, les arrangements évoquent l’incandescence des corps interdits, la délicieuse transgression, l’ivresse des précipices et des passions farouches, une forme de violence rentrée, esthétisée, une folie chorégraphiée par les anges mais jouées par des démons, qui tutoie les dieux du malheur. Tout y semblait aveuglé par le soleil, accablé par la chaleur, harassé par les passions… Dans un film qui oscille entre OVNI et anomalie, fascinant, troublant de trompe l’œil et d’illusion ostentatoire, Christophe aura trouvé un champs céleste à la hauteur de sa démesure.


La Route de Salina, un film de Georges Lautner (1970). Édition DVD : Studio Canal / Make My Day.

(Interview : Nicolas Bogaerts, Clarens, Suisse / Crédit photo: Fono Roma et autres)