Lola Lafon sur les traces de Patty Hearst

image.png

4 février 1974 : Patricia Hearst, petite-fille du magnat de la presse William Randolph Hearst, est kidnappée par un groupe révolutionnaire, la SLA, l’Armée de Libération symbionaise (Symbionese Liberation Army). Enlevée à son appartement situé au 2603 Benvenue Street à Berkeley, elle est amenée à Dal City par des ravisseurs qui empruntent la route 80 avant d’être retenue captive huit semaines au 1827 Golden Gate Avenue de San Francisco.

Stupeur de l’Amérique face aux exigences des ravisseurs : la rançon servira à acheter de la nourriture à destination des pauvres, des démunis. Au cours de sa séquestration, Patty Hearst fait savoir au monde entier qu’elle épouse la cause de ses ravisseurs, qu’elle se rallie à leurs combats. La stupeur de l’Amérique se change en sidération.

En juin 1974, Patti Smith enregistre son premier 45 tours, Hey Joe, qui sort la même année. Sur cette chanson populaire, reprise par Jimi Hendrix, elle greffe un poème électrique entrecroisant le texte de Jimi Hendrix et l’enlèvement de Patty Hearst.

Well you know what your daddy said, Patty ?
He said, he said, he said Well, sixty days ago she was such a lovely child
Now here she is with a gun in her hand

Dans son roman Mercy Mary Patty, Lola Lafon, auteure entre autres de La Petite Communiste qui ne souriait jamais, Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce, ausculte la portée de l’événement Patricia Hearst au travers d’un dispositif narratif complexe. Comment un événement capture-t-il une nation ? Comment change-t-il celle qui est prise en son maelstrom, à savoir la riche héritière Hearst ? Comment ce phénomène de société qui dépasse de loin le simple fait divers interpelle-t-il l’esprit de femmes qui se trouvent à leur tour kidnappées par la figure de la victime ? Telles sont les questions que Lola Lafon met magistralement en abyme dans ce récit en gigogne. C’est en effet au travers du personnage du professeur féministe Gene Nevava qu’elle interroge la trajectoire de femmes ayant rompu avec leurs origines, leur condition. Des femmes qui prennent la tangente, qui, quittant les rails, « désertent la route pour la rocaille ».

Comme dans le film The Hours, le roman Mrs Dalloway de Virginia Woolf relie trois femmes dont on suit le destin. C’est ici Patty Hearst qui s’avance comme un personnage conceptuel (dirait Deleuze), lequel provoque un séisme dans le chef de Gene Nevava (chargée à l’époque des faits de rédiger un rapport pour l’avocat de Patty Hearst afin de la disculper au maximum), dans le chef de l’assistante étudiante qu’elle recrute, Violaine, et enfin auprès de la narratrice, des années après l’affaire Hearst.

Le personnage de Gene Neveva permet à Lola Lafon d’enchâsser son propos dans la question de celles qui, à leur corps défendant, au départ du moins, quittent le rang. Gene Neveva a en effet consacré sa thèse à trois femmes kidnappées qui, lors de leur rapt, remettent en cause leur existence passée et épousent provisoirement ou définitivement le mode de penser et de vie de leurs ravisseurs : Mercy Short enlevée en 1690 par des Amérindiens, choisissant de rester vivre parmi eux ; Mary Jamison raptée en 1753 par des Indiens qu’elle refusera de quitter lorsqu’on la retrouva ; Patricia Hearst kidnappée en 1974. L’architecture du livre que nous lisons renvoie au fameux ouvrage de Gene Neveva, Mercy Mary Patty qu’elle aurait publié en 1977 et réédité actuellement.

Nouveau prénom
Lola Lafon tournoie en cercles concentriques autour du mystère du moment kierkegaardien de la conversion, de l’instant du choix qui amène un individu à faire peau neuve, à troquer son ancienne identité sociale pour un nouveau baptême de l’existence. Face à une situation imposée (l’enlèvement), Mercy, Mary et Patty réagissent par la remise en question de leur vie passée. Se convertissant à la société amérindienne, les deux premières désavouent la société américaine. Un court moment, quelques semaines, Patricia Hearst cessera d’être Patricia pour devenir Tania, membre de la SLA, ralliée aux idées marxistes de l’organisation révolutionnaire. Son nouveau prénom de baptême, Tania, se veut un hommage à une camarade ayant combattu aux côtés de Che Guevara.

Conversion sous l’effet d’un dessillement que les lettres de Patty/Tania Hearst condensent : « Le 4 février 1974, en me kidnappant, ils m’ont sauvé la vie », « Mes parents m’ont gâché la vie », les Hearst sont des porcs. Victime, Patricia Hearst l’était avant son enlèvement qui sacre sa nouvelle naissance. Les membres de la SLA n’ont pas fait que lui sauver la vie, ils la lui ont donnée. Décortiquer l’énigme Patricia Hearst ou plus généralement le mystère de ces « volte-faces » implique d’interroger la question du libre-arbitre, de la responsabilité. Face à ces sécessions, trouvant insupportable que certains de ses citoyens, sous le coup d’un rapt, en viennent à rompre avec elle, la société recourt le plus souvent à un seul schème d’explication psychologique : le lavage de cerveau subi par la victime, ce que l’on a appelé le « syndrome de Stockholm » qui déresponsabilise totalement la victime dès lors qu’elle est la proie d’un mécanisme d’envoûtement. Si les avocats afin d’alléger sa peine (Patty Hearst ayant participé à un hold-up avec ses ravisseurs devenus complices), la famille, une partie des médias, de l’opinion publique plaidèrent la thèse du lavage de cerveau, d’autres virent dans ce revirement la conséquence d’une prise de conscience.

Sans jamais poser de jugement moral sur les actions, les engagements idéologiques des différents « camps » (la SLA, l’Etat, le pouvoir), sans lever l’énigme, la complexité des motifs de ceux et celles, de celles surtout qui larguent les amarres, Lola Lafon montre combien le geste de ces « rebelles », de ces converties qui, sans crier gare, renient nos valeurs, notre société, est intolérable pour un pouvoir qui n’a de cesse de les ramener dans son giron. Des raccords sont posés avec notre présent, avec d’autres figures de rupture identitaire et sociale : « vous avez votre lot de jeunes filles toxiques en ce moment, celles-là qui affichent leur allégeance à Dieu comme on s’amourache d’un acteur, Marx, Dieu, question d’époque… ». Les interrogations face à des jeunes femmes issues d’« une génération qui a grandi devant les séries télévisées de l’oncle Disney » et qui embrassent la cause de la lutte armée, de la SLA fondée par son leader Donald DeFreeze, l’incrédulité, le malaise que suscite l’engagement de jeunes filles blanches, Emily, Nancy, Angela, Camilla dans la guérilla urbaine se retrouvent aujourd’hui face à la radicalisation et le départ en Orient.

Réveil de la Belle au Bois dormant
Dans l’affaire Hearst, ce qu’on appela lavage de cerveau ne fut-il pas, au contraire, un dessillement sous l’effet d’un électrochoc mental ? L’enlèvement ne répondit-il pas au réveil de la Belle au Bois dormant, à une prise de conscience, celle des inégalités qui fondent le système capitaliste dont l’empire Hearst est un des représentants les plus emblématiques ? Même si, après son procès, Patty Hearst rentra dans les rangs, regagna sa classe sociale, le temps de sa captivité, elle vit ses certitudes se lézarder, perçut l’exploitation d’une masse de déshérités sur laquelle prospère l’opulence d’une minorité dont les Hearst.

L’argent de la rançon servant à distribuer des victuailles aux plus déshérités, une partie de l’opinion publique voit dans les membres de la SLA de nouveaux Robin des Bois. Le moment de basculement est finement mis en récit : aboutissement d’un point de crise, l’héritière annonce qu’elle refuse d’être relâchée, qu’elle choisit de rester avec les militants de la SLA, de lutter en faveur des opprimés ; dans une lettre, Régis Debray la somme de réintégrer sa famille, la révolution, c’est tout de même autre chose que cette guérilla urbaine vouée à l’échec, qui ne remettra pas en cause le système de l’oppression.

Le 15 avril 1974, Patty Hearst et ses complices braquent la banque Hibernia au 1450 Noriega Street de San Francisco. Les militants se cachent dans le quartier de Haight-Ahsbury de San Francisco, au 1235 Masonic Avenue. Afin de ne pas être repérés, ils changent régulièrement de planque, sillonnent les routes de San Francisco, la route 280 (également appelée Junipero Serra Freeway), la 101. Après le 15 avril, tout va très vite. Les médias tournent casaque, l’innocente enlevée est devenue une terroriste qui mérite la mort. La petite princesse née une cuillère en or dans la bouche va payer très cher sa trahison. Elle a retourné son arme contre l’Amérique, contre les siens. Sur la photo célèbre où on la voit poser avec béret et arme à la main, son fusil-mitrailleur met en joue ce que représentent les Hearst. Le FBI traque les activistes de la SLA, trouve leur planque au 1466 East 54th Street à Los Angeles, donne l’assaut le 17 mai au cours duquel six militants de la SLA sont abattus.

Patty sur la route
Révoltée par l’exécution des camarades, Tania Hearst envoie une lettre d’indignation. Pendant plus d’un an, Patty Hearst et les membres de la SLA restent introuvables. Par la suite, on apprendra que, durant l’été 1974, Patty Hearst et les survivants de la SLA ont pris la route vers la Pennsylvanie, se réfugiant dans une ferme située Schott Road à South Canaan. Le 18 septembre 1975, dans un appartement au 625 Morse Street à San Francisco, le FBI cueille la « mauvaise victime » devenue guérillero. Le procès s’ouvre en 1975 dans une Amérique qui a tourné le dos aux rêves libertaires des hippies, qui s’enfonce dans le conservatisme, dans les années de l’arrivisme et du cynisme. Emprisonnée, Patricia Hearst qui « a donc consenti à enterrer Tania », sera libérée anticipativement, en 1979, grâce à la mobilisation, à l’influence, la fortune des Hearst. Privilège exceptionnel, Carter la gracie, Clinton la réhabilite.

Avec subtilité et puissance, Lola Lafon dépasse le cas Hearst pour camper une fiction sur les moments de bascule qui réorientent les trajectoires de vie, sur les parallèles entre événements d’un passé proche et actualité. Si l’on peut établir de vagues résonances sociologiques et psychologiques entre celles qui embrassèrent la « cause de Marx » (dénomination bien trop vague et fourre-tout, recouvrant une variété d’engagements) et celles qui rejoignent le djihad, il faut avant tout établir des différences radicales. Non seulement parce le contexte, l’époque, les questions géopolitiques ont changé, mais parce que la teneur des aspirations, des dégoûts, des luttes, les moyens mis en œuvre, les visions de société ne se recouvrent en rien. Roman saisissant, Mercy Mary Patty ouvre les portes qui mènent aux lignes de crise, là où, face à une alternative, l’individu doit s’engager, dans un combat, une tension entre lui et lui, lui et la société.


Lola Lafon, Mercy Mary Patty, Actes Sud, Arles, 2017.

(Texte : Véronique Bergen, Bruxelles, Belgique / Crédit photo : Acte Sud pour la couverture du livre)